Mia Hansen-Løve : « "Maya" n'est pas un film sur le traumatisme au sens psychanalytique »

Maya
De Mia Hansen-Løve (Fr 1h47), avec Roman Kolinka, Aarshi Banerjee, Alex Descas...

Maya / Retour aux sources ou parenthèse initiatique, le voyage en Inde du héros reporter de guerre de "Maya" est aussi, derrière son apparente quiétude, nourri des heurts vécus par cet ancien otage. Et une réponse aux tumultes du monde contemporain. Éclairages de la réalisatrice Mia Hansen-Løve.

Si l’histoire de Maya est posée et presque languide, sa "préhistoire" est, a contrario, très violente…

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Mia Hansen-Løve​ : Je n’avais pas dans mes films précédents des situations aussi violentes, à part dans Le Père de mes enfants peut-être, même si la violence arrivait plus tard. Ici, c’était un point de départ. Mais pour mieux m’en détacher. J’ai du mal à l’expliquer rationnellement, cette violence. C’est aussi la violence dans laquelle on vit. Et quand on fait des films, que vous le vouliez ou non, elle trouve un chemin dans votre inspiration.

Voyez Michael Haneke : c’est quelqu’un de profondément non-violent, qui n’aime pas la violence, mais elle s’impose presque malgré lui dans son inspiration. Je ne suis pas imperméable non plus au monde qui m’entoure : quand j’écris, je suis influencée d’une façon moins directe mais jamais volontariste. Je ne me dirais jamais : il se passe quelque chose, il faut faire un film dessus ; ça ne correspond pas du tout à l’idée que je me fais de l’engagement, ni du cinéma politique.

Le politique au cinéma n’est pas dans ce volontarisme-là. Réciproquement, je ne vais pas refouler des thèmes qui s’imposent à moi. Pour Maya, est-ce la fréquence des libérations d’otages, la guerre en Syrie ; le fait d’avoir eu un grand-père reporter de guerre que je n’ai pas connu mais dont les récits ont nourri mon enfance ? Cette question de traumatisme s’est en tout cas imposée à moi.

Mais aviez-vous imaginé ce qui se passe "avant" le film pour le personnage de Gabriel ?

Il y avait une première version du scénario où l’on assistait à sa libération proprement dite. Quand j’ai écrit, il avait une ouverture de 15 ou 20 pages à la frontière de la Syrie et du Liban. Je m’étais inspirée de récits de libération d’otages que j’avais lus et réadaptés à la suite de la rencontre avec Jonathan Alpeyrie, un ancien otage. De ce point de vue-là, le film était encore plus romanesque et la violence encore plus présente.

Mais il a fallu faire des choix car on avait d’énormes problèmes de financement. Mes producteurs m’ont laissée libre de couper ceci ou cela, et j’ai fait le choix de préserver la partie indienne dans son intégrité : le plus important était ce vers quoi le film allait, la direction davantage que le point de départ. J’ai donc fait le choix de couper tout le début, alors même qu’on avait commencé les repérages au Liban.

On a tourné une scène en Jordanie, qui était essentielle : c’est le premier geste, le moment où Gabriel se retrouve seul et retrouve son corps. Rétrospectivement, je n’ai pas trop regretté ces 15 premières pages : même si je perdais une forme de romanesque, pour ce qui est du sens, je pouvais le dire en une seule scène, et l’essentiel était de partir le plus vite possible en Inde où allait se jouer la quête du personnage.

Cette quête est-elle une parenthèse dans le chaos de sa vie ?

Ça finit par être une parenthèse parce qu’il retourne dans le chaos. Mais quand il va en Inde, il est perdu, il cherche à retrouver le contact avec le présent ; à échapper à la mélancolie, à se perdre pour se retrouver…

Comment qualifier cette démarche ? De réparation ? De reconstruction ? De résilience ? De consolation ?

On a tous un rapport différent avec les mots ; ils pèsent lourd (rires). Certains verront une thérapie ; j’essaie de ne pas le réduire à quelque chose de médical : Gabriel insiste sur le fait qu’il veut se détourner de la psychanalyse, il croit plus à l’action qu’aux mots. Les deux reporters que j’ai rencontrés y ont été sensibles : les journalistes sont souvent des gens d’action, pas moins sensibles pour autant, mais qui peuvent avoir une grande pudeur à exprimer leur souffrance.

Je n’ai pas voulu faire un film sur le traumatisme au sens psychanalytique. Pour Gabriel, s’il y a un traumatisme – et il y en a sans doute un – c’est un point de départ ; ensuite, le film regarde les personnages et non pas un cas ou un journaliste au sens du stéréotype. J’ai toujours fait des films en ayant la foi que plus on était spécifique, moins on avait peur de la singularité de son personnage et de ce qui le différencie, plus on pouvait atteindre quelque chose d’universel.

Il y a deux façons d’atteindre à l’universalité : en cherchant à gommer les différences et en créant des formes de stéréotypes – le cinéma américain le fait beaucoup. Ou au contraire en assumant la singularité, les spécificités d’un personnage, son histoire, sans essayer de gommer les aspérités. Le héros n’est pas un journaliste, c’est Gabriel qui a sa vie qui le relie à l’Inde et à un certain passé et qui ne peut être réduite à son passé d’otage.

Gabriel a-t-il quelque chose de votre grand-père ?

Rien, à part l’interrogation qui est la mienne sur la force obscure qui peut pousser des journalistes à faire ce métier envers et contre tout. Et ce ambivalence dans le courage : on peut voir une forme d’engagement et un goût du risque, une attirance pour la mort. Une ambivalence pour le monde qu’ils voient et les gens qui souffrent, qui les touchent mais dont ils ont besoin pour ce qu’ils sont.

Plus que son histoire, c’est l’interrogation liée à ce métier. Comme il est mort très jeune, je ne l’ai pas connu et je suis resté avec une espèce de mythe. À chaque fois que des reporters de guerre sont sur le devant de la scène, ça me ramène à des question de famille plus personnelles.

Son métier est un sacerdoce, une drogue…

Ce film parle beaucoup de la vocation. Ce n’est pas qu’une question de volonté, cela vous dépasse, vous submerge, et détermine vos actions malgré vous. Cette forme de dépendance au métier, on la retrouve beaucoup chez les reporters de guerre ; une forme d’addiction – un thème qui parcourt mes films de façon différente. Dans Le Père de mes enfants, il y a aussi cette question de la vocation.

Même si je suis très différente de Gabriel, cette dépendance et cette question de l’équilibre entre la vie et la vocation – est-ce autodestructeur, faut-il s’en défaire à un moment pour pouvoir se reconstruire, apprendre à aimer une vie qui ne tienne pas seulement à l’aspect trépidant d’un métier ou se résigner à cette force là qui vous dépasse ? –, je vis avec depuis que je fais ce métier, et c’est en cela que je me trouve dans le personnage.

Quel était votre rapport personnel avec l’Inde ?

Je suis allée fréquemment à Goa dès l’âge de 23-24 ans – j’y ai écrit une partie du Père de mes enfants. J’ai aimé y passer du temps. Un de mes amis écrivains, Frédéric Galante, y va deux mois chaque année – peut-être que le film n’existerait pas sans lui.

Si je voulais faire le film, c’est que j’avais besoin de rompre avec mes habitudes et un monde trop familier. J’ai quand même écrit coup sur coup un film en Inde et un en Suède, c’est pas complètement un hasard ! Pour moi, c’est une façon de reformuler les choses, d’avancer et de me confronter à un territoire inconnu. S’il y avait un pays lointain qui m’attirait depuis longtemps par son mystère, sa poésie et sa sensualité, c’était l’Inde. Du coup, j’ai pensé que faire le film là-bas me donnait une chance de me rapprocher davantage de sa culture, de le comprendre mieux et d’aller au-delà d’une relation plus touristique.

Le film-vous a-t-il permis de la concrétiser pleinement ?

Oui, quand même… J’ai passé des mois à travailler avec des Indiens et ma relation n’a plus rien à voir avec celle que j’avais avant. Pour la première fois, j’ai tenu un journal durant toute la durée du tournage. Je n’étais pas sûre de le faire et du premier jour où je suis arrivée, j’ai commencé et je l’ai tenu jusqu’à la fin. C’est même devenu nécessaire parce que l’expérience que je faisais était tellement riche que je voulais la consigner par peur que cela disparaisse, même si je ne faisais rien après, pour ma fille.

L’Inde vous change. Si je devais résumer à une personne, ce serait la rencontre avec la comédienne Aarshi Banerjee. C’est étonnant : le film s’appelle Maya, il raconte une quête en Inde, et c’est ce qui s’est passé pour moi aussi finalement. En allant là bas, je n’étais pas complètement sûre de ce que je cherchais, j’y allais un peu pour me perdre. Et à un moment, la rencontre avec Aarshi m’a permis d’accéder à l’Inde différemment, d’ouvrir une porte que je n’aurais pas pu ouvrir sinon.

Justement, comment avez-vous choisi vos deux comédiens ?

On a cherché Maya à la fois à Mumbai et Goa, et même Londres, où se trouve une grande communauté indienne. Et j’ai reçu beaucoup de vidéos. Celle d’Aarshi, qui s’était filmée elle-même, et où elle se présentait très simplement, contrastait grandement avec toutes celles des filles que j’avais vues auparavant : beaucoup des jeunes femmes non-professionnelles envoyaient des vidéos où elles étaient très apprêtées, très sophistiquées. Quand j’ai vu celle d’Aarshi, sa beauté, son côté brut, sa simplicité m’ont touchée. Elle n’était pas perdue dans ses rêves, elle avait les pieds sur terre. Ça a immédiatement beaucoup influencé le personnage. Et j’ai adapté le personnage à ce qu’elle était.

Roman Kolinka était là depuis le début. J’ai fait deux films avec lui mais je voulais l’avoir cette fois dans un premier rôle. J’ai écrit celui-ci pour lui dans, dans le même état esprit que L’Avenir pour Isabelle Huppert. Quand j’ai fait mes premiers films, je ne pensais jamais à personne. Mais depuis j’ai rencontré Roman, et j’ai eu le sentiment que sa présence et l’émotion qu’il apporterait conviendrait aux films que je ferai, quels qu’ils soient.

Le film s’achève sur une image figée, alors que justement Gabriel reprend sa vie intranquille…

Il poursuit sa course et on s’arrête là… Cette figure de style a beaucoup été employée, et j’y suis toujours très sensible, sans savoir l’expliquer. Elle n’agit pas sur l’histoire : le film s’arrête mais l’histoire continue. Au cinéma, de façon générale, pour un film dans son ensemble ou dans ses scènes, j’essaie toujours d’écrire et de monter de telle sorte qu’on ait le sentiment que l’histoire ait commencé avant et qu’elle continue après. Au montage, cela peut se traduire par une coupe très légèrement en amont de la fin d’une scène. Je n’aime pas quand les choses sont bouclées, et qu’il n’y a pas d’"au-delà" au film.

Comme je cherche à transmettre un sentiment de vérité – qui ne prétend pas être "la" vérité – sur cette histoire et ces personnages, cela fait ressentir d’autres dimensions. Comme laisser des choses dans l’ombre, des non-dits ; entrouvrir des portes et les refermer après, ne pas donner le sentiment que tout a été dit et qu’il n’y a rien derrière la page.

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