Adam McKay : « Il me fallait un regard un peu de côté pour comprendre Dick Cheney »

Vice
De Adam McKay (ÉU, 2h12) avec Christian Bale, Amy Adams...

Biopic pop d’un politicien matois peu bavard, "Vice" approche avec une roublarde intelligence et un judicieux second degré le parcours du terrible Dick Cheney. Nous avons rencontré son auteur à Paris, ainsi qu'Amy Adams, l’interprète de Lynne Cheney. Et nous les avons fait parler…

Après le 11 septembre, étiez-vous conscient de la politique manipulatrice de Cheney ?

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Adam McKay : Franchement, non. Ça n’a été qu’au moment de l’invasion de l’Irak que, soudain, il y a eu une prise de conscience que quelque chose n’allait pas, qu’une riposte n’était pas justifiée. Nous avons participé à toutes les grandes manifestations de protestation, mais il a fallu près de deux ans pour que nous puissions réagir.

Adam, vous dites en ouverture du film que les renseignements sur Cheney ont été difficiles à trouver. Comment avez-vous procédé ?

AMcK : Au départ, notre équipe de chercheurs a exploré tout le corpus "cheneyen" existant : tous les livres officiels, les interviews disponibles sur sa vie et son travail politique – ça ne manquait pas ! Une fois ce travail accompli, on a recruté nos propres journalistes qui sont allés faire des enquêtes sur les coulisses, à la rencontre de toutes ces personnes qui ont eu, à un moment ou un autre, affaire à la famille Cheney, à son parcours politique, à ce qui n’était pas officiel ni établi.

Avez-vous cherché à rencontrer la famille Cheney ?

AMcK : Ça n’aurait pas été très utile : si on avait rencontré Lynne ou Dick, il auraient certainement cherché à avoir des prétentions sur le film, à mettre d’une façon ou d’une autre la main dessus. Il n’y avait rien à chercher de leur côté.

Quand vous êtes-vous rendu compte que la stratégie de Cheney avait à voir avec sa passion pour la pêche à la ligne ?

AMcK : Très vite, on est tombés sur cette métaphore, et elle s’est imposée de manière assez évidente. Du reste, son épouse Lynne disait de lui : si vous voulez comprendre mon mari, il faut savoir que c’est un pêcheur à la mouche. Sa patience, la façon dont il comprend très vite qu’il faut des appâts, sont très caractéristiques : il a une vision à long terme pour arriver à ses fins, par la manipulation.

Votre film montre le machiavélisme politique, mais aussi formel dans sa manière de prendre les spectateurs à l’hameçon…

AMcK: (rires) Vous m’avez ferré comme un poisson en mettant le doigt sur ce procédé ! Mais vous savez, l’artiste lui aussi n’a d’autre but que la séduction.

Amy Adams : Je n’ai pas cette sensation d’avoir été dupée par Adam, au contraire. Même quand j’avais vu son film précédent The Big Short. Il avait suscité mon attention par sa façon de raconter les choses de façon plus légère, pour mieux nous faire réfléchir et nous donner accès à l’information.

Dès le stade du scénario, c’était extrêmement intéressant. J’aime travailler sur des films qui ont des choses à dire et suscitent des échanges, des discussions ; où il y a un enjeu entre le public et la société. Ça a été le cas sur Her, sur le rapport de la technologie et des relations intimes, ou Arrival sur les télécommunications Pour Vice, je savais qu’on était en terrain sûr parce qu’Adam a une vision des choses.

Les arcanes de la politiques, comme ceux de la bourse dans The Big Short, sont complexes. Est-ce que vous les avez abordés avec l’idée de les vulgariser ?

AMcK : Je ne considère pas faire de la vulgarisation, au sens où je rendrais accessible des choses inaccessibles. Ce sont des choses assez simples dissimulées sous des couches de jargon et d’artifices qui rendent les mécanismes du pouvoir assez confus et opaques pour le public. J’essaie d’enlever cette couche de fumée pour la rendre plus accessible, et ouverte à tous.

Pendant la production et la fabrication du film, avez-vous redouté de succomber à une forme de fascination pour Lynne et Dick Cheney ? Et si oui, comment avez-vous fait pour vous en prémunir ?

AA : Je n’ai pas résisté à cette fascination, je me suis complètement laissée porter par le personnage dans la mesure où c’est une femme qui est très convaincue par elle-même, droite dans ses bottes et qui sait comment fonctionne son intelligence. J’ai complètement adhéré à sa façon d’être et pris ses positions en assumant son assurance.

AMcK : Bien sûr, ma posture était différente. Amy, en tant qu’actrice, devait devenir le personnage et dans une certaine mesure, l’aimer. Pour moi, l’incarnation se posait différemment : le regard était celui de quelqu’un cherchant à comprendre et à répondre à plusieurs questions :ce sont des êtres humains, reconnus en tant que tels ; comment ont-ils fait ce chemin-là ? Comment ont-ils pu avoir ces attitudes que l’on peut qualifier de monstrueuses ? Il me fallait un regard un peu de côté pour comprendre ce processus.

Pour un comédiens, comment transmettre les intentions d’un personnage qui avance masqué ?

AA : Pour le personnage de Lynne, c’était en effet très important. Elle et son mari sont des personnes qui contrôlent et maîtrisent la parole : ce qu’ils disent est très choisi par rapport à leurs intentions réelles et à leurs pensées. Savoir que ce qu’ils disaient était alors aussi pertinent et révélateur que ce qu’il ne disaient pas. Ça m’a aidée à approcher le personnage.

Plus concrètement, comme êtes-vous entrée dans le personnage de Lynne ?

AA :J’ai commencé par m’intéresser à sa dimension politique et sociale, à comprendre comment cette femme a joué un rôle à sa façon. Mais ce n’était pas la bonne porte d’entrée et je me suis penchée sur son parcours intime depuis son enfance. Elle a écrit un livre sur sa vie : c’est très intéressant de voir la façon dont elle aborde les luttes qui ont jalonné son parcours ; en quoi elles ont été formatrices et elles l’ont créée.

Au-delà du livre, de quoi vous êtes-vous servie ?

AA : Le matériel écrit ne manquait pas : elle a signé 14 livres à elle seule, et 29 en collaboration. Mais je me suis inspirée de vidéos : elle accompagnait ses livres, faisait des lectures, des conférences, elle était toujours encline à prendre position et à s’exprimer oralement. Tout m’a intéressée dans la façon dont elle ripostait quand il y avait des réactions dans les discussions.

AMcK : Ce qui est étonnant dans leur parcours, c’est que Dick était un garçon sans ambition, moyen sur tous les plans, qui n’attendait pas grand-chose de la vie. C’est Lynne qui a tiré son mari vers le haut. Bizarrement, dans une certaine mesure, j’ai vu ce film comme une grande histoire d’amour : il était éperdument amoureux de cette fille et ce parcours spectaculaire qu’il fait est celui de sa femme, qui a fini par transformer le pays entier.

Comment le film a-t-il reçu aux États-Unis ?

AMcK : Les réactions ont été très intéressantes et assez incroyables : il y a eu des gens qui ont aimé et détesté, mais pas là où on s’attendait. Des gens de gauche n’ont pas du tout aimé trouvant que ça n’allait pas assez loin, de droite ont trouvé que c’était bien. Ça ne m’est jamais arrivé d’avoir une réception aussi bizarre…

Des jeunes et des ados sont viennent me voir en me remerciant : "on ne savait pas tout ça et on l’apprend grâce à vous". Pour les gens plus âgés, c’était une sorte d’explication. Ils ont observé la transformation du pays sans en connaître les raisons. Ils y voient quelque chose de précieux.

Le clan Cheney a-t-il réagi ?

AMcK : Pas à ma connaissance…

Le film semble ne reconnaître à George W. Bush qu’une écrasante responsabilité : sa bêtise…

AMcK : Je ne pense pas qu’il soit si bête que cela. C’est surtout quelqu’un de particulièrement inexpérimenté, qui n’avait aucune idée de la responsabilité pesant sur ses épaules et qui a mis très longtemps – 6 ans – à comprendre à quel point Cheney le manipulait. Il n’était pas dans le rôle qui lui était dévolu. Et cela s’est ressenti, et a contribué à asseoir l’influence de Cheney sur lui. J’ai eu l’occasion de discuter avec quelqu’un de très proche de la famille Cheney, à qui j’ai demandé ce qu’il pensait franchement de Bush ; sa réponse a été un grand éclat de rire…

Christian Bale a remercié Satan quand il a reçu son Golden Globe. Cheney est-il la meilleure incarnation du diable sur terre ?

AMcK : Il l’a remercié pour d’autres choses, comme les décors et les lumières (rires).

Adam, vous avez jadis collaboré avec Michael Moore. Si vos approches changent aujourd’hui, diriez-vous que vos intentions demeurent parallèles ?

AMcK :Ce parallèle est tout à fait justifié dans la mesure où nos parcours de jeunesse ont été très proches. Michael vient de Flint dans le Michigan où il a vu les industries disparaître, la ville se déliter complètement et les pouvoirs de l’argent transformer complètement le pays. J’ai également observé une transformation similaire de mon pays. durant de ma jeunesse dans le Massachusetts. Cette sensibilité commune fait qu’il y a des similitudes dans notre démarche.

Après la télévision, la bourse, la politique, à quel sujet voulez-vous vous attaquer ?

AMcK : Je suis en train de tâtonner. L’idée serait que mon prochain projet parle du réchauffement climatique. C’est quand même, me semble-t-il, la plus grande histoire de l’Humanité.

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