"Le Diable n'existe pas" : quatre morts et une seule vie

Le film de la quinzaine / Un film en quatre temps et en crescendo pour montrer la banalité de la peine capitale en Iran, où la mort donnée sur ordres détruit par contrecoup bien des vies. Un conte d’une tragique beauté visuelle, douloureusement bien interprété, comme toujours chez Mohammad Rasoulof. Ours d’Or à Berlin en 2020.

Un père de famille, époux et fils attentionné, exerce un métier peu commun ; un militaire cherche à éviter de participer à une exécution capitale ; un autre militaire profite d’une permission pour aller fêter l’anniversaire de sa fiancée ; une jeune femme expatriée débarque en pleine campagne pour faire connaissance avec son oncle malade… sans se douter de ce qu’elle va découvrir. Quatre courts métrages se déroulant dans l’Iran contemporain, quatre histoires se répondant entre elles, quatre contes liés à la question de la peine de mort…

De la contrainte naît la créativité, hélas ! Rasoulof a opté pour ce film en quatre tableaux afin d’éviter d’attirer l’attention des autorités sur son travail. Pour qui est familier du court métrage (et de sa construction “à chute”, sans exécrable jeu de mot), son premier volet se révèle prévisible ; mis en perspective dans la globalité de l’œuvre, il prend une dimension davantage inquiétante contrastant avec son apparente douceur : la peine de mort est cette épée de Damoclès gangrénant le quotidien, menaçant tout le monde, et dont tout un chacun peut être malgré soi complice. Une mécanique bien huilée, conçue par des Hommes, à laquelle le diable est étranger. C’est l’ombre ruinant chaque tableau, ternissant moralement la beauté absolue des plans — dans le troisième segment tout particulièrement rappelant Le Cid, où les bois et la campagne exhalent une douce sensualité, induisant des frôlements entre les deux fiancés —, pareille aux crânes représentés jadis dans les vanités. La beauté semble se donner à voir en pure perte ; et la jeunesse faire l’ellipse du bonheur pour devenir prématurément vieille, agonisant dans une nature reculée et sèche (au diable vauvert…) dans le quatrième film. Comme si elle était passée à côté de sa vie…

Requiem pour Anastasie ?

Alors que la censure iranienne n’était pas parvenue à contrarier la réalisation de ce film fatalement critique à l’égard du régime — et d’autant plus attendu qu’il fut récipiendaire de l’Ours d’Or à Berlin en 2020 —, la pandémie lui a infligé l’équivalent de plus de 18 mois de purgatoire. Une ironie du sort dans laquelle on se gardera bien de lire quelque “justice immanente“, mais posant une fois encore l’énigme du cinéma iranien et de ses cinéastes mis à l’index et/ou incarcérés et/ou interdits de filmer etc., continuant tant bien que mal à produire dans une semi-clandestinité une œuvre où la dimension artistique n’est jamais abolie par la revendication politique, et surtout à la diffuser hors des frontières persanes. Ce qui lui vaut un surcroît d’exposition dans les festivals internationaux, où Panahi et Rasoulof sont — à raison — récompensés, la précarité de leur situation rejaillissant alors sur les autorités iraniennes.

Au même moment, Asghar Farhadi signe des films tout aussi critiques sur les mœurs de son pays (et tout autant reconnus à l’étranger : il est sur le point de récolter son troisième Oscar) mais semble jouir d’une forme d’invulnérabilité médiatique, rendant au final peu lisible la politique censoriale de la république islamique — dont le comité serait, semble-t-il, assez “souple”, ce qui expliquerait pourquoi les ciseaux d’Anastasie se retrouvent si souvent dans ce qui ressemble à une impasse (soit les films défavorables échappent à ses coupes, soit ils ne lui sont même pas soumis). Reste une possibilité : l’Iran laisse à dessein diffuser des films montrant la rigueur de sa société (Pig, Yalda, La Nuit du pardon…) afin de prouver a contrario que l’État n’est pas si répressif que cela. Ce serait machiavélique, voire diabolique ; heureusement, le diable n’existe pas…

★★★★☆ de Mohammad Rasoulof (Ir., 2h 32) avec Ehsan Mirhosseini, Shaghayegh Shourian, Kaveh Ahangar… En salle le 1er décembre

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