L'effleure du mâle

Après un détour fulgurant par son projet électro Third Eye Foundation, c’est un Matt Elliott toujours écorché vif mais apaisé qui répond à une nouvelle invitation de la Bobine, pour défendre les couleurs sépulcrales de son dernier album, "The Broken Man". Propos recueillis par François Cau

Il est déjà venu par deux fois dans notre ville, dans l’ancienne salle de la Bobine, rue Clément. Le simili grenier y accueillait sa faune d’habitués, de curieux, et même de réels aficionados de l’univers sonore de Matt Elliott. Quand celui-ci arrivait sur scène armé de sa guitare, de sa console et ses pédales d’effets, à chaque fois, l’atmosphère virait au recueillement profane, à la plongée attentive dans l’aura intime, parfois même impudique dégagé par la performance de l’auteur / interprète. Y compris lorsqu’au beau milieu de son set, sa maîtrise des boucles d’accords superposées donnaient naissance à un saisissant break électro d’un quart d’heure proprement hypnotique, réminiscence cohérente de son activité musicale au sein de The Third Eye Foundation. Y compris quand il entonnait La Mort de la France, son unique morceau chanté en français, écrit avant l’arrivée au pouvoir de l’actuel Président de la République – la violence des paroles, dont le refrain est une longue litanie des mots qui firent virer Didier Porte de France Inter, résonne de cette sincérité épidermique qui fait toute la valeur et la singularité d’un artiste qui sait être à l’écoute. « Je ne joue plus ce titre aujourd’hui. Ça avait du sens à l’époque, moins maintenant. Le public se demandait pourquoi je chantais en français, avec ma prononciation pas très convaincante, et on m’a fait remarquer que répéter “Sarkozy enculé“ pouvait sonner homophobe, ce qui n’était évidemment pas le but ».

Trans-Europe express

Pour expliquer cette fibre politique radicalement désenchantée qui surnage régulièrement dans sa musique (son album de 2008, Howling Songs, se concluait par le magnifique Bomb the Stock Exchange), on pourrait presque dire qu’aux hasards de ses déambulations nomades, Matt Elliott a été le témoin impuissant de l’effondrement de l’Europe. Parti d’Angleterre par dégoût de l’action de Tony Blair, il arrive en France pour voire éclore le spectre froidement pragmatique du sarkozysme. Exilé en Espagne, il assiste à l’impuissance béante du socialisme made in Zapatero et se confronte à la montée du chômage, de la misère ; comme il le résume lapidairement, « des gens qu’on laisse crever dans les hôpitaux ». Souvent invité à se produire en Grèce, il voit émerger le mouvement contestataire toujours à l’œuvre actuellement. Depuis quelques mois, ses valises se sont posées à Nancy, la ville de son label Ici d’Ailleurs, plus par commodité que par choix – ironiquement, il se verrait bien à Bruxelles, la capitale de l’Union européenne... « En tournée, quand les discussions d’après concerts tournaient autour de la politique, j’avais toujours l’impression de sonner comme un radical. Petit à petit, j’ai vu les discours et les opinions monter en puissance, au point que je ne choquais plus personne. L’état du monde me rend toujours malade mais à côté de ça, je suis devenu plus serein, je peux presque me prétendre heureux aujourd’hui, de faire le métier que j’aime ».

Plaies sonores à vif

Voilà de quoi rassurer l’auditeur de The Broken Man, son dernier album sorti en janvier. Si les précédents opus de Matt Elliott se distinguaient par leur caractère sombre, celui-ci pousse carrément à s’inquiéter pour son auteur. Plus personnel et intime que jamais, épuré mélodiquement au gré d’improvisations au piano et à la guitare saisies sur le vif, l’artiste livre ici, dans une atmosphère étouffante comme rarement, ses meilleurs textes. Cette poésie est la grande miraculée d’un spleen existentiel dévastateur, que Matt Elliott exprime dans des titres comme How to kill a rose (“comment tuer une rose“), The Pain that’s yet to come (“la douleur qui reste à venir“), ou le limpide If anyone tells me « it’s better to have loved and lost than to have never have loved at all » I will stab them in the face (“si quelqu’un me dit « c’est mieux d’avoir perdu son amour que de n’avoir jamais aimé » je lui poignarde le visage“), ou quand il répète « This is how it feels to be alone » (“voilà ce que ça fait d’être seul“) dans un Dust Flesh and Bones traversé de ses précieuses madeleines musicales – guitare sous influence flamenca, chœurs féminins spectraux, timbre chaud et enveloppant au service d’une mélancolie chevillée aux tripes.

Lignes brisées

Dans sa discographie, The Broken Man est l’album qui a connu la gestation la plus longue. Composé dans des chambres d’hôtels, pendant des sound-checks, au fil des rencontres que Matt Elliott n’a de cesse de multiplier lors de ses innombrables voyages. Accueilli dans le confort du studio parisien de Yann Tiersen, sous la discrète supervision de ce dernier, il s’autorise des digressions au piano, un périple improvisé en duo avec Katia Labèque. Si l’expérience ne le marque pas au point de laisser tomber sa précieuse guitare, l’outil fondateur et indispensable de toutes ses compositions, les volutes restantes du disque s’accordent parfaitement à l’univers du garçon. Majoritairement enregistrés en une prise, dans les conditions du live, les morceaux de The Broken Man sont de fait interprétés en continuité, la trame mélodique d’une piste se voyant souvent dévoyée pour donner naissance à la suivante. Une écoute superficielle de l’album peut du coup en laisser une impression monocorde, avec comme seule bouée de sauvetage les fulgurances d’interprétation de l’une des plus belles voix de la galaxie embouteillée du folk. Mais pour qui fait le minimum d’effort requis pour se plonger dans ses abîmes, The Broken Man est la proposition la plus bouleversante, sincère et inspirée entendue depuis un bon bout de temps. Et, partant, louper sa transposition live serait un manquement inexcusable.

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