Voyage au bout de l'enfer

À travers le destin d’une jeune fille de treize ans, Bruno Thircuir et sa compagnie La Fabrique des petites utopies évoquent les drames ordinaires de l’immigration. C’est "Kaïna Marseille", et c’est tout simplement glaçant. Aurélien Martinez

« Si tu veux savoir où tu vas, il te suffit de regarder d’où tu viens. » Ces mots sont ceux de Kaïna, la grand-mère de Mamata qui, avant de mourir, conseille à sa petite-fille de fuir son village natal pour rejoindre l’eldorado français. Là-bas espère-t-elle, Mamata sera libre et échappera au mariage forcé auquel elle est promise dans son pays. « Le monde, pour Kaïna, commençait au bout du village » sourit, désabusée, la jeune fille. Désabusée, car ce qui devait être le paradis se transforme en enfer, sous la forme d’un container du port de Marseille. Très loin de l’idéal d’une terre accueillante… Mamata a treize ans. Pourtant, elle a déjà connu l’horreur du monde. Pourtant, elle est déjà enceinte d’un avocat véreux qui la violait en lui promettant de l’aider. Pourtant, elle continue à vivre, malgré tout. Avec Kaïna Marseille, Bruno Thircuir clôt magistralement sa trilogie africaine entamée début 2007. Les deux premiers volets (Et si l’Homme avait été taillé dans une branche de baobab, d’après le roman Désert de Jean-Marie Gustave Le Clézio et Niama-Niama, inspiré de contes du monde entier) étaient des fables enchanteresses, porteuses d’espoir et de promesses. L’avenir était au bout du chemin, et la compagnie nous invitait à le suivre (un travail important a été effectué envers le public scolaire). Changement de discours avec ce nouveau spectacle, présenté cette semaine à l’Espace 600. Bruno Thircuir est parti du roman de Catherine Zambon, qui avait soulevé une polémique phénoménale lors de sa publication : peut-on raconter la violence du monde aux adolescents sans l’édulcorer ? Sont-ils capables de tout entendre ? Thircuir répond à ces questions par un oui franc, en enfonçant le clou avec une mise en scène efficace et glaçante…

Miroir salutaire

Le plateau est sombre. Les personnages sont derrière des grilles, comme prisonniers. Il y a Mamata donc, venue d’un pays d’Afrique. Elle vit ici, avec d’autres compagnons d’infortune dont on devine un parcours similaire. Là, dans ce no man’s land du port marseillais. Dans ce microcosme, la violence est décuplée : c’est l’arrivée de skinheads sauvages, armés de barres de fer, flanqués de croix gammées sur le corps, qui va être prétexte au récit. Une jeune skin va rester prisonnière dans le container. Mamata veut lui expliquer son parcours, avec rage. À travers elle, c’est nous que vise Thircuir. Sans forcément porter de jugement, mais en mettant en avant notre « complicité passive » face à de telles situations. Car Kaïna Marseille est avant tout une réflexion artistique puissante sur l’immigration et la misère de ces hommes, femmes et enfants contraints de fuir leur pays pour aspirer à une vie meilleure, mais qui à leur arrivée en Occident sont vus comme menaçants. « Tous les personnages sont inspirés de la vie réelle. Aucune ressemblance n’est fortuite. » La pièce commence par ses mots, déclamés d’une enceinte, et d’autres qui décrivent l’installation des décors, ambiance sonore, maquillage… Car nous sommes avant tout au théâtre tient à nous signaler la compagnie. Dans une salle de spectacle. Tout ça, c’est pour du faux. Distanciation percutante qui nous montre que nous ne sommes confrontés à cet univers qu’indirectement, par des récits (pièces de théâtre, articles de journaux, documentaires…). Bruno Thircuir se charge alors de diriger notre regard en nous rappelant avec force une réalité prégnante que l’on ne veut pas voir : là, face à nous, est raconté un drame malheureusement ordinaire dont on est, le temps d’un spectacle, les témoins. Une pièce salutaire, extrêmement forte, à montrer bien sûr à tous, et surtout aux ados (elle est recommandée à partir de 14 ans), les citoyens de demain.

KAÏNA MARSEILLE
Du 3 au 5 décembre
à l’Espace 600 (mer à 19h30, jeu à 14h30 et 19h30, ven 14h30)

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