« Russell était un saint laïque »

Eloge de l'oisiveté

L'Ilyade

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Avec "Éloge de l’oisiveté", spectacle basé en partie sur des écrits du philosophe britannique Bertrand Russell, le comédien Dominique Rongvaux livre une passionnante et très drôle réflexion sur la notion de travail. Un véritable coup de cœur ! Du coup, pour creuser le sujet, nous sommes partis à la rencontre de cet artiste au passé très économique. Propos recueillis par Aurélien Martinez

Ah, la valeur travail. L’un des points cardinaux du discours politique depuis un bail. Un travail sans lequel l’homme moderne ne pourrait décemment pas s’épanouir. Pourquoi pas, mais c’est vite oublier que de nombreux intellectuels n’ont pas toujours eu cette vision si angélique de la chose, comme par exemple la philosophe Hannah Arendt (elle utilise l’expression « animal laborans » pour parler de l’homme au travail), l’auteur Paul Lafargue (dans son ouvrage culte Le Droit à la paresse), ou encore le Britannique Bertrand Russell, dont les écrits de 1932 se retrouvent aujourd’hui au centre d’Éloge de l’oisiveté, excellente création du Belge Dominique Rongvaux.

« La question du travail m’a toujours préoccupé, j’avais déjà lu plusieurs livres là-dessus. Un jour, je suis tombé par hasard sur le petit essai de Bertrand Russell intitulé Éloge de l’oisiveté : j’ai tout de suite trouvé ce texte extraordinaire ! Il exprime exactement ce que je pense, en plus sous une forme littéraire formidable. Son style est magnifique, de l’humour anglais drôle sans y toucher. Car Russell était un grand écrivain : en plus d’être un philosophe, un mathématicien, un logicien, il a également été prix Nobel de littérature [en 1950 – ndlr]. Une espèce de saint laïque, qui a vécu au service des autres. Il s’est engagé dans le pacifisme pendant la Première Guerre mondiale, et pendant le reste de sa vie contre l’obscurantisme religieux, pour la liberté sexuelle... Quelqu’un qui a consacré son existence à toutes sortes de combats sociaux. »

« Faire rire »

Et un homme qui a vilipendé avec force le travail, ou du moins l’idée communément admise de ses valeurs salvatrices. Russell, un révolutionnaire ? « C’est quelqu’un qui avait une grande lucidité... Il était attiré par l’expérience menée en Russie dans les années 1920, après la révolution. En même temps, il s’est tout de suite rendu compte que ça ne marcherait pas, que ça produirait un système d’exploitation différent. » Une lucidité que Dominique Rongvaux porte sur le plateau dans un spectacle tout sauf didactique. « Avec Véronique Dumont [la metteuse en scène – ndlr], on a eu cette idée de base de faire une fausse conférence de Bertrand Russell qui allait être interrompue en permanence par des digressions. D’abord, je fais une intro, puis je fais semblant d’être Bertrand Russell pendant cinq minutes. Ensuite je m’interromps, je parle de l’étymologie du mot travail, puis bon, revenons à nos moutons... Je reprends mon personnage de Russell, je continue ma conférence, puis m’interromps de nouveau en parlant de Denis Grozdanovitch... » Avec l’idée simple et efficace de ne pas oublier que l’on est au théâtre, et non à un colloque. D’où un jeu d’acteur précis et franchement comique. « Ça me plaît de faire rire, alors pourquoi pas avec des sujets de réflexion. »

De la vertu du chiffre quatre

Le rire pour démonter l’absurde, et ainsi mettre en lumière « d’autres façons de penser que celles communément admises ». « Si tout le monde travaille quatre heures par jour comme le dit Russell, on peut très bien vivre de façon confortable avec un loisir équitablement réparti. En fait, le travail dont Bertrand Russell parle est le pénible qui, exercé par une majorité de la population, permet d’entretenir une minorité dans l’oisiveté. Cette espèce de vertu du travail qui est tellement chantée est faite pour endoctriner la majorité de la population et la faire travailler au profit de quelques privilégiés. Je relisais encore récemment une histoire sur l’empire Inca : chez eux, la paresse était l’un des grands vices. Je suis surpris. Puis, en lisant, je me rends compte que c’était mal vu pour les paysans, mais pas pour la caste de nobles et de prêtres ! »

La pensée de Russell, que transmet aujourd’hui Rongvaux, apparaît éminemment politique. Voire utopiste ? « Il en faut de l’utopie, et beaucoup même, parce que ça réduit à la cuisson ! Et en même temps, sa pensée ne l’est pas tant que ça. Si on avait dit à un mineur du XIXe siècle, qui travaillait onze heures par jour, six jours par semaine, qui n’avait pas de vacances et de sécurité sociale : "vous savez, dans cent ans, si vous êtes malade, ce ne sera pas grave, vous vous soignerez chez vous, et le salaire tombera quand même ; pendant un mois par an, vous pourrez partir en vacances, et le salaire tombera aussi ; et toute l’année, vous ne travaillerez plus que huit heures par jour" !  Les types, si on leur avait dit ça, ils ne l’auraient jamais cru. Et pourtant, c’est arrivé. »

Je crois que ça va pas être possible

Un comédien qui transmet donc un discours économique sur une scène de théâtre : le procédé peut surprendre, et questionner. Car quelle est la légitimité de ce saltimbanque qui se permet de nous faire la leçon ? Tout simplement celle de l’artiste éveilleur de conscience. Et aussi celle de l’homme qui s’est frotté de près au monde qu’il abjure. « Plus jeune, j’ai fait HEC par hasard. Je n’osais pas faire acteur, et comme j’avais plutôt des facilités à l’école, j’hésitais entre les lettres et polytechnique : j’ai plus ou moins tapé au milieu. Je n’ai pas vraiment choisi de faire de l’économie pour de l’économie ; simplement, dans HEC, il y a beaucoup de choses différentes : des langues étrangères, des mathématiques, du droit... Finalement, la comptabilité, la finance, le marketing, ça ne m’intéressait pas le moins du monde ! »

Mais l’homme, sérieux et besogneux, continue tout de même sa route...  « Le déclic que j’ai eu, c’est lors d’un stage dans une multinationale où je me suis rendu compte que c’était ça que j’étais en train d’étudier. C’est-à-dire faire fonctionner ces grandes entreprises dont le but unique est de faire de l’argent. Et là, je me suis dit que ça n’allait plus être possible... J’ai travaillé encore trois ans en sortant de là : j’étais dans le secteur public, ce qui pour moi avait un minimum de sens – plus de sens que de vendre de la bière dans une multinationale. Je travaillais pour la gendarmerie. Mais c’était absurde : j’avais 23 ans et étais considéré comme un expert en gestion alors que je ne savais rien faire du tout. Une imposture totale. Je devais donner des conseils à des gens qui savaient beaucoup mieux que moi comment faire. » Un prise de recul qui l’a alors conduit à tout envoyer balader, pour rejoindre le conservatoire d’art dramatique et se retrouver aujourd’hui sur une scène de théâtre. Un cheminement atypique qui fait tout le sel de l’homme et du spectacle qu’il propose.

Éloge de l’oisiveté, mercredi 3 avril à 20h30
Au Centre culturel Jean-Jacques Rousseau (Seyssinet-Pariset)

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