Force et déshonneur

Attention, événement : le jeu vidéo le plus stimulant de l'année n'est pour une fois ni japonais, ni américain. Il est lyonnais, s'appelle "Dishonored" et doit une bonne partie de son excellence à son univers, aussi dense qu'atypique. L'occasion d'un tour du propriétaire avec Sébastien Mitton, directeur artistique chez Arkane Studios, d'une critique et d'un état des lieux de la création vidéoludique locale.

En quelques mots, c'est quoi Dishonored ?
Sébastien Mitton :
L'aventure se déroule dans une sorte de Londres alternatif qui s'appelle Dunwall. Le personnage qu'on incarne y fait son retour au terme d'une enquête à la recherche d'une solution pour éradiquer la peste qui dévaste la ville. L'impératrice, dont il est le garde du corps, est très vite assassinée sous ses yeux. Accusé à tort, il échoue en prison, dont des loyalistes vont l'extirper avant de lui donner des indices quant à l'identité des conspirateurs impliqués dans le crime. À partir de là débute sa vengeance. Elle prend la forme d'un jeu d'action à la première personne, qui fait autant la part belle à des combats viscéraux, notre spécialité, qu'à l'exploration.

Quelle était votre première intention ?
On voulait faire un jeu plus épique que ce qu'on avait fait précédemment et s'éloigner de la fantasy. D'autant que ce n'est personnellement pas un genre qui m'intéresse plus que ça, il y a trop de redite. Moi, ce que j'aime, c'est créer des mondes originaux. Viktor Antonov, notre responsable du design visuel, partage cette passion, et ensemble, nous essayons de leur insuffler de la maturité et de la crédibilité. Celui qu'on a imaginé pour Dishonored est une dystopie [une contre-utopie – ndlr], artisanale et socialement très clivée, située entre le XVIIe et le XVIIIe siècles.

Quel élément s'est adapté à l'autre ? Le contexte ou l'interactivité ?
Dans la plupart des boîtes, tu as quelqu'un qui drive les projets. Soit un programmeur, soit un directeur artistique, qui du coup tire dans le sens de son département et laisse les autres se débrouiller. Chez Arkane, on a la chance de travailler en association dès les premières étapes de conception. Ça change tout. Par exemple, le jeu devait à l'origine se dérouler dans le Japon médiéval. Si nous l'avons déplacé en Europe, c'est parce que nous avons expliqué à Raphaël Colantonio et Harvey Smith, nos codirecteurs de création, que nous connaissions mal cette culture et que nous risquions de nous enfermer dans des clichés. Ils se sont dit par la suite que Londres avait le double avantage d'être peu utilisé et de parler aussi bien aux Européens qu'aux Américains. Après, on est partis du principe qu'il faut tordre la réalité pour la rendre fun, et cela s'est fait à force de va-et-vient.

Un exemple ?
J'en ai des tas, mais j'aime bien raconter celui-ci. Un jour, j'étais à Austin, où nous avons une seconde équipe, et un mec lavait les vitres sur des échasses. Je me suis dit que ce serait cool que notre crieur public en utilise. Harvey a suivi, mais il a eu plus tard besoin d'un ennemi un peu plus balaise que la moyenne. C'est finalement ce personnage qui en a hérité. Il devait aussi tirer à l'arc. J'ai suggéré que ses flèches soient imprégnées de phosphore, parce que j'aimais bien le crépitement qui le caractérise. Mais comme on veille à tout justifier, cela impliquait de réfléchir à l'emplacement de mines, à la manière dont on le récolte... Même si ce n'est pas visible au final, tout ça crée une cohérence et de la profondeur. On a fini par opter pour de l'huile de baleine, tout en conservant l'effet visuel initial, ce qui nous a tout de même obligés à inventer des baleiniers, une carte du monde avec des zones de pêche... C'est comme ça pour tout, les personnages, le mobilier, tout.

Ça doit vous valoir de colossales recherches documentaires.
On a lu énormément de choses sur la peste. Des témoignages d'époque notamment, des études scientifiques. On a ainsi appris qu'une même mutation génétique immunisait contre la peste et le VIH. On s'est servis du delta qui la symbolise pour détourner le signe qui était peint sur les portes au moment de l'ouragan Katrina pour indiquer le nombre de survivants. Concernant nos références graphiques, elles relèvent toutes de l'illustration, c'est ce qui donne ce côté peint au jeu. Je viens moi-même d’Émile Cohl [une école de dessin à Lyon – ndlr], j'ai un background académique et la chance qu'on me permette de le mettre à profit. On s'est rendus à Londres bien sûr, mais aussi à Edimbourg, qui possède la même architecture jacobine et la même ambiance sécuritaire, mais elle n'a pas été reconstruite. On a aussi regardé quantité de films, souvent pour y piocher un détail, comme la couleur des chiottes dans Shining. De toute façon, la préproduction, c'est le plus long.

On a le sentiment que cet investissement relève d'une volonté presque forcenée de distinction, par rapport à une concurrence toujours plus unidimensionnelle.
Pas tellement, c'aurait été grande gueule de notre part. On avait en fait d'autant plus envie de s'appliquer qu'on a été rachetés par l'éditeur ZeniMax Media à un moment de notre histoire où nous étions plus dans la survie qu'autre chose ; et si c'est lui qui a amené l'idée de départ de Dishonored, il nous a laissés toute latitude pour l'exploiter. À une époque, Lyon c'était la « SilliRhône Valley », il y avait plus de quarante studios. Maintenant, on les compte sur les doigts d'une main. On a vu la façon dont la plupart des éditeurs ont reporté les dégâts de la crise sur les développeurs. Et puis on reste des joueurs à la base, on s'attache à mettre au point des jeux qui nous plairaient à nous. On ne se fout pas de la gueule de nos semblables, on y met nos tripes.

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