Ananda Devi : « pour certaines personnes, il n'y a pas de mémoire »

Littérature / Le mardi 26 janvier, le Musée des Confluences dévoilera les lauréats du concours de nouvelles "Récits d'objets". À cette occasion, le Musée invite l'autrice mauricienne Ananda Devi à venir évoquer sa contribution à la collection du même nom : "Fardo", récit très court mais d'une puissance inouïe inspiré par la tombe féminine de Koban et la momie de femme Ychsma. Ananda Devi revient pour nous sur ce projet qui résonne fortement avec les grands thèmes d'une œuvre entamée en 1977 : le corps de la femme, la violence, le poids de la tradition et l'évolution folle de notre société de consommation. Et le silence des oubliés.

Vous en parlez dans le livre mais pouvez-vous nous expliquer plus avant comment l'on vous a approchée pour ce projet et comment les choses se sont déroulées dans la découverte et le choix des "objets" ? Et peut-être quelles ont été les hésitations dont vous parlez dans Fardo ?
Ananda Devi :
J'avais été invitée à un festival littéraire à Vienne et j'y ai recontré Adélaïde Fabre [conseillère éditoriale de la collection "Récits d'objets" co-éditée par le Musée des Confluences et Cambourakis] qui m'a parlé de cette collection et proposé ce projet. On m'a envoyé quelques livres de la collection pour que je vois en détail comment ça se passait, quel genre de texte on attendait de moi. J'ai vu qu'on était vraiment libre sur la forme. Ça pouvait être une fiction, un texte de réflexion et c'est ce qui m'a intéressé. J'ai ensuite visité le musée pour y trouver un objet. C'était assez réjouissant mais il y avait là aussi une grand inconnue, ce n'est pas comme quand on écrit pour soi, d'où un doute profond. Ce musée est vraiment conçu pour faire un effet dès qu'on y entre. La muséographie m'a frappée.

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Qu'est-ce qui vous a fait vous arrêter devant les deux objets choisis, qui sont deux corps, deux dépouilles de femme : un squelette découvert en Russie et datant de neuf siècles avant notre ère et une momie Ychsma du Pérou, vieille de 1000 ans ?
Quand on entre dans un musée on pense surtout voir des objets d'art et il y a une sorte de distance, de représentation, du fait qu'il s'agit d'objets créés, mais en entrant dans cette partie qui est vraiment consacrée à la mort, à notre perception culturelle et religieuse de la mort depuis des millénaires, une réflexion s'est mise en marche. Et en voyant ces corps de femmes, ce qui m'a frappé c'est que justement ce n'était pas des objets. D'un coup des millénaires se trouvaient compressés du fait que je me trouvais là, devant elles, et qu'elles avaient traversé ces millénaires pour arriver devant mon regard. C'est ce qui a été mon déclic : « qu'est-ce que ces femmes ont vécu ? ». De là est partie la question : « est-ce qu'il y a une si grande distance entre elles et nous, aujourd'hui ? ».

Vous parliez d'une grande liberté formelle, mais au départ il y a quand même la contrainte de la collection qui est forte. Aviez-vous déjà été confrontée à ce genre d'écriture et dans quelle mesure cette contrainte l'a-t-elle guidée ?
J'avais déjà fait quelque chose de similaire avec le Musée des Beaux-Arts de Lyon pour écrire une nouvelle sur l'une des œuvres de leur collection pour un festival littéraire, publié dans un petit recueil. C'est un exercice que j'apprécie, écrire une nouvelle sur un thème pour une anthologie, un texte sur une photo, une peinture. Ça me permet de m'ancrer à quelque chose qui est hors de moi et progressivement de le transformer avec mon regard d'écrivain et le faire devenir une partie de moi. Mais là, il s'agissait d'un texte plus long.

La sensation d'un monde qui se délite

Cette contrainte enclenche-t-elle d'autres ressorts dans l'écriture ? Dans la mesure où vous expliquez dans le livre que dans l'exercice de l'écriture tel que vous le pratiquez depuis plusieurs décennies, le doute est toujours là, vous avez remisé beaucoup de textes que vous n'estimiez pas aboutis. Là vous étiez contrainte d'aller au bout...
Effectivement, il y a une sorte d'obligation, on doit délivrer et ça crée une incertitude (rires). Il y a une petite pression mais qui peut être intéressante parce qu'on se pousse hors de soi. Ça m'a permis de sortir des formes que je pratique habituellement, le roman, la nouvelle, la poésie, pour entrer davantage dans un texte de réflexion sur mon propre parcours mais aussi sur le monde, la littérature, l'art. C'est un petit texte mais il m'a vraiment permis de dire des choses que je ressentais très fortement, avec la sensation d'un monde qui se délite. Dans un sens ç'a aussi été un texte un peu libérateur.

Le texte dit en effet beaucoup de choses, brasse plusieurs thématiques fortes. C'est un livre au fond très politique. Mais l'une des premières choses que vous évoquez c'est la question de la mort et des rituels religieux, des différences culturelles quant à l'inhumation de nos morts. Qu'est-ce que cette chose-là dit de nous ?
Je ne pratique aucune religion mais ce qui m'a amené à réfléchir à ça, c'est de constater que ces rituels ont leurs importances pour nous permettre d'apprivoiser cette chose inévitable qu'est la mort, que ce soit pour la momie ou le squelette, on garde une trace de la vie autour d'eux et c'est une manière d'accepter ce passage et de le comprendre. Une manière de se consoler qui peut être très différente dans la pratique selon où l'on vit mais au fond c'est le même partout. Même les premiers hommes avaient ces rituels, c'est quelque chose qui nous unit. Et c'est encore plus incompréhensible que la religion puisse à ce point diviser et élever des barrières alors même qu'au fond le parcours est le même pour tout le monde. C'est quelque chose que je trouve aussi inexplicable qu'inacceptable. Mais ça me permet de poursuivre la réflexion sur la civilisation humaine : où nous allons et comment nous continuons à trouver des moyens d'essayer d'apprivoiser la mort, par la science par exemple. Or après tout ce temps nous n'avons toujours pas de réponse.

À partir de la religion vous faites aussi le parallèle avec cette promesse quant à notre supposée éternité d'âme et les prophéties apocalyptiques que l'on retrouve dans tous les grands textes religieux, en citant notamment l'Apocalypse de Saint-Jean et le Smarad Bhagavata qui nous avertissent avec une acuité terrifiante, quasiment mot pour mot, de ce qui est en train de se passer aujourd'hui à l'intstant T. Qu'est-ce que cela éveille en vous ?
Ce que je veux dire c'est qu'on a été prévenus que notre manière de gérer le monde influence notre avenir mais qu'on ne se sert pas du tout des ressources de ces grands textes qui sont pour moi avant tout littéraires — et des ressources de l'art en général qui nous permettent d'entrer dans une autre réflexion par rapport à nous-même et à nos rapports les uns avec les autres — pour rendre le monde plus vivable. Nous sommes, surtout en ce moment, face à ce que nous avons nous-même créé. Tout en prétendant croire en ces textes, on n'en a jamais tiré les leçons qu'on devrait en tirer.

On peut aussi se demander comment les auteurs de ces textes, qui sont des humains — ce ne sont pas des textes divins ou dictés par une force supérieure — aient pu avoir la préscience à ce point précise de ce que nous allions faire de notre environnement ?
Ces personnes avaient sans doute l'expérience d'un passé plus ancien pour imaginer ou percevoir ce qui se passerait dans le futur. Sans doute sont-ils aussi des visionnaires pour écrire des textes qui, même en utilisant des métaphores, puissent survivre aux millénaires. Le pouvoir de ce symbolisme est extrêmement fort puisque nous continuons à y croire aujourd'hui. Mais c'est aussi la preuve d'un pouvoir de création. De la même manière que les grandes œuvres d'art survivent aux millénaires, ces grands textes continuent à nous toucher. Le bon côté de la religion c'est d'avoir su aussi nous transmettre une dimension culturelle et artistique plus que des croyances aveugles.

Le fardeau de cette femme, les femmes continuent de le porter aujourd'hui

Un des grands thèmes de votre œuvre est le corps de la femme, un corps contraint par les traditions, la société... Dans votre livre précédent Manger l'autre (2018), vous abordez la question de l'obésité et de la grossophobie, on imagine que le choix de la dépouille de deux femmes pour votre contribution à "Récits d'objets" ne peut pas être un hasard de ce point de vue.
C'est vrai et l'on peut ajouter à cela le fait qu'en découvrant la momie de cette femme péruvienne, quelqu'un du musée m'a dit que la façon dont elle était enveloppée s'appelait un fardo. Ç'a créé un autre déclic, du fait de l'homophonie avec le mot "fardeau". Ça m'a fait penser que le fardeau de cette femme, les femmes continuent de le porter aujourd'hui.

Vous laissez d'ailleurs entendre que cette momie est un peu l'ancêtre de vos héroïnes...
C'est ce que j'ai ressenti. Qui plus est, la momie Ychsma avait des fuseaux dans les mains, et je parle souvent du sari, le tissage m'intéresse beaucoup. Et il y avait ces cheveux qui sont restés presque intacts. Je ne comprenais pas que cette partie de son corps ne puisse pas disparaître. Cela en fait un symbole très fort de sa féminité qui m'a fait penser aussi à mes grands-mères, qui étaient de type indien avec des cheveux noirs et épais, et à la manière dont elles ont sombré dans un oubli quasi total. C'est quelque chose qui revient souvent dans mes livres : le silence des femmes, l'oubli de leur histoire, le fait qu'elles ne fassent pas partie de la grande Histoire.

Vous faites un autre parallèle avec l'une de vos grands-mères, de manière quasi photographique, la position fœtale de la momie vous rappelant votre grand-mère qui avait eu le dos cassé et se déplaçait courbée en avant.
Ça m'a tout de suite ramenée à elle. Elle portait aussi son sari comme une sorte d'enveloppe. Je l'ai toujours vue comme une très vieille femme recroquevillée alors que quand j'avais cinq ans elle ne devait pas être très vieille. Et quand elle est morte on n'en a plus parlé. Pour certaines personnes, il n'y a pas de mémoire, c'était le cas de mes grands-mères. Cet oubli là m'attriste et me révolte.

Ce qui vous frappe dans ces deux corps, c'est qu'ils sont emmurés physiquement mais surtout emmurés dans le silence. Là aussi, il vous fallait parler pour elles ?
C'est le fondement de mon écriture : ce sentiment que j'avais une possibilité de parole à travers l'écriture et c'était une manière de faire entendre ceux que l'on n'a jamais écoutés. J'ai rapidement eu un sentiment de responsabilité envers ces femmes de ma famille ou plus généralement des générations précédentes qui n'ont pas eu la possibilité de s'exprimer. Encore une fois, on les oublie alors qu'elles ont tant fait pour les autres.

Cette prise de parole par l'écriture c'est quelque chose que vous avez ressenti comme un devoir, comme un fardeau même, puisqu'on évoquait ce mot ?
Quand j'ai commencé à écrire j'étais enfant, c'était ma manière de m'exprimer parce que j'étais un enfant silencieux, timide. Je ne parlerais pas de fardeau mais, petit à petit, j'ai compris que je ne pouvais pas en écrivant me trahir et les trahir. Cette responsabilité est arrivée très tôt et elle est toujours là.

Vous écrivez que le corps féminin est le premier front de la violence, que c'est par lui que commence la prise de pouvoir. Est-ce là le moyen de mesurer le dégré de violence d'une société ou son degré de civilisation que d'observer la manière dont elle traite les femmes et le corps féminin ?
Ce n'est pas le seul signe mais c'est un des signes. Dans les pays en guerre, les femmes sont les premières violées et mutilées. Mais au delà de ça, dans mon livre Le Sari vert (2009), le narrateur est un homme très violent avec sa famille et je dis en explorant cette question que la violence conjugale est la même que celle qui peut aboutir à une dictature politique. Si mon personnage était un personnage politique on pourrait très bien imaginer qu'il devienne un dictateur sanguinaire. C'est la même violence mais le degré de son expression change entre celui qui bat sa femme et celui qui massacre des millions de gens. Cette manière d'explorer la violence est importante : quand on voit ce qui se passe dans le monde, on doit se poser la question « sommes-nous capable de ne pas être violent ? ». S'il suffit d'un déclic comme un match de foot, avec cet esprit de horde qui continue à vivre en nous même dans les sociétés les plus préservées de la violence, on voit combien il est facile de mettre le feu aux poudres. Comme aux États-Unis en ce moment. Peut-être est-ce un appendice biologique, je ne sais pas.

Cette parole sans réflexion a un pouvoir que je trouve effrayant

Cela pose aussi la question du langage et de sa violence potentielle. Ce personnage du Sari vert est extrêmement violent alors même qu'il est quasiment impotent et grabataire. Malgré cela il conserve une emprise terrible sur son entourage, par les mots. Or, on voit bien aujourd'hui jusque dans les entreprises, la politique, que la violence langagière est le terreau de toutes les violences. Vous écrivez d'ailleurs dans Fardo que « la rhétorique de notre monde est tout sauf poétique, elle se construit autour d'un détournement et d'un dévoiement des mots ». Cette inversion du sens des mots que l'on voit tous les jours, qui est une manière de façonner la réalité à son goût est la première étincelle de violence ?
La violence du langage est d'une certaine manière primordiale. On sait que les politiciens ont toujours su utiliser le langage pour se faire élire. Dans le cas d'Hitler, c'est sa parole, ce sont ses mots qui ont créé un système d'une monstruosité absolue. Ce qui est effrayant c'est qu'à l'époque d'Hitler il fallait bien sûr que la foule soit là pour l'écouter alors qu'aujourd'hui, tout le monde a accès à tout immédiatement. En 2016, j'étais aux Etats-Unis pendant la campagne de Trump et déjà je comprenais que sa parole libérait une violence incroyable. En parlant des autres, comme il le faisait, des Mexicains, etc., il a ouvert une porte qu'on ne pourra plus refermer. On voit aussi à travers les réseaux sociaux que ç'a donné à tous un pouvoir de parole. Mais que ce qui en ressort c'est surtout une grande violence, beaucoup de haine. En plus c'est une parole irréfléchie, ce qui semble inconcevable pour un écrivain qui est dans la démarche inverse, celle de peser les mots. Cette parole sans réflexion a un pouvoir que je trouve effrayant.

On parle là de violence directe mais il y a aussi dans le langage, dans ce que vous appelez « la rhétorique de notre monde », quelque chose de beaucoup plus pervers, à savoir la manière dont le langage est détourné. Pour qualifier un licenciement – c'est l'exemple qui est souvent utilisé – on va le nommer "plan de sauvegarde de l'emploi", ce qui est une manière de tordre la réalité jusqu'à rendre les gens complètement fous quand ils ne savent plus à quels mots se raccrocher.
Oui, parce que des mots qui peuvent être beaux se chargent tout à coup du poids de la menace.

Dans votre réflexion sur l'art et l'écriture contre le silence et la perversion du langage, vous dites en parlant de vous que malgré votre œuvre, votre statut d'écrivain, vous ne parvenez toujours pas à vous sentir complètement légitime. Pourquoi ?
Il y a plusieurs raisons. La première c'est un sentiment profond de ne pas parvenir à faire tout à fait ce que j'ai envie de faire, d'être en deça, que j'aurais pu faire mieux. C'est quelque chose de très personnel et sans doute un peu banal. Il y a aussi que j'ai toujours écrit en Français et qu'encore aujourd'hui on me demande pourquoi ; comme si j'usurpais une langue qui ne serait pas la mienne, comme si je n'étais pas à ma place. Les jeunes d'aujourd'hui qu'on appelait francophones sont bien à leur place d'où qu'ils viennent, ceux de ma génération ont dû se battre pour trouver les bons éditeurs, être considérés par les libraires comme des auteurs de langue française et non pas cantonnés à une géographie. Enfin, quand on a une culture littéraire avec des auteurs qu'on admire, il y a souvent cette impression qu'on n'arrivera pas à atteindre leur niveau. Plus le temps passe et plus je me dis « est-ce que j'y arriverai ? »

Vous avez souffert d'appartenir à une catégorie d'écrivains francophones venus d'ailleurs plutôt qu'à celle d'auteur de littérature française.
Oui, les choses ont beaucoup changé mais à l'époque les critiques littéraires parlaient beaucoup plus du lieu d'où je venais, d'où je parlais, d'un point de vue sociologique et beaucoup moins du style, de la langue, de la forme. Or pour moi c'était aussi important que le fond ou le contexte. Je trouvais un peu facile de dire que je viens de Maurice. Comme je l'ai dit ce n'est plus le cas, mais ayant vécu avec ça si longtemps, c'est resté une forme d'inquiétude.

Cela m'amène à une question qui va induire le même genre de "pourquoi" dont vous parliez, mais Manger l'autre est le premier de vos livres qui ne soit pas géographiquement situé, notamment à Maurice, mais qui se déroule dans un lieu indéfini de l'Occident, disons. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps justement pour sortir de ce carcan géographique sur lequel on venait précisément vous questionner ?
Si c'est un carcan, c'est du point de vue des autres, mais pour moi cette géographie était très importante car elle donnait une sorte de corps à mes livres. Si je parle de Port-Louis ou de New Dehli c'est pour donner de la chair au livre, faire du lieu un personnage. J'ai fait cela avec Londres aussi, où j'ai vécu. Pour Manger l'autre, comme cette idée d'obésité se rapportait d'une manière globale à la société occidentale, j'ai pensé à le situer dans un pays, en France, en Suisse en Angleterre, avant de m'apercevoir que le lieu où se passe l'histoire était le corps de cette jeune femme. C'était aussi une tentation depuis longtemps pour moi quand même et cela s'y prétait bien. Mais pour le prochain je reviens à l'Inde (rires).

Pour revenir au corps, on a tendance à penser, quand on est étranger à la pratique de l'écriture, qu'il s'agit d'une activité de l'esprit uniquement, quelque chose d'un peu éthéré. Or beaucoup d'écrivains témoignent d'une activité extrêmement physique. De quelle manière votre expérience d'écrivain engage-t-elle le corps ?
Effectivement pour une partie des écrivains, il y a un lien très fort avec le corps. J'ai moi besoin de ressentir les choses très profondément, ce qui fait qu'à travers la langue j'essaie de créer le sentiment d'un corps. On me dit aussi souvent que lorsque j'écris sur New Dehli on ressent les odeurs, la pluie sur la peau. Je crois donc qu'il est aussi indispensable d'être physiquement présente à mes romans qu'intellectuellement. Il y a une sensualité des situations, c'est le cas dans Manger l'autre. Il me fallait entrer dans sa chair pour écrire sur sa façon de manger. Il faut que la langue soit poétique bien sûr mais aussi sensuelle, charnelle et crue. Pour moi l'écriture dépasse de loin l'intellect.

La question de l'observation engage aussi le corps. Dans une interview au sujet de Manger l'autre, vous dites avoir eu l'idée de ce livre dans un aéroport en observant les gens manger. Vous expliquez être souvent dans cet état d'observation, ce qui est aussi une manière de laisser le corps en éveil.
Je pense que je suis comme ça depuis enfant : être dans une position d'observation et restituer ce que je vois à travers tous les sens. Il y a aussi la question de l'intuition de ce qui peut se passer à l'intérieur des personnes, leur corps, leurs pensées. J'essaie de vivre les situations de mes personnages aussi profondément que possible, qu'ils deviennent moi, que je devienne eux. C'est ce qui s'est passé avec le personnage du Sari vert dont je parlais précédemment.

Ce que vous dites des deux dépouilles de femmes de Fardo, de ce que ces corps nous disent eux-mêmes du monde et de qui nous sommes, la manière dont ils nous parlent dans leur silence, tout cela résonne-t-il avec la nécessité de garder un musée comme le Musée des Confluences ouvert dans une période où notre réclusion forcée est encore plus aigue qu'en temps normal ?
Oui, j'en suis absolument persuadée comme pour toutes les activités culturelles. C'est là qu'on peut trouver une activité qui nous permette de continuer à réfléchir, de ne pas se trouver en réclusion sans possibilité de s'aérer l'esprit autant que le corps. Je le dis dans Fardo, l'art nous sauve car il est une autre manière de voir le monde, au-delà de l'immédiat, des convictions éphémères, des réseaux sociaux. On est dans une autre dimension de la pensée humaine. De manière plus grave, tout ce qui nous a conduit à cette pandémie, une société de consommation à l'extrême, l'industrialisation de la nourriture, le capitalisme effrréné, Internet, tout cela fonctionne comme une espèce de piège dont on ne pourrait pas se passer. Aujourd'hui avec notre ordinateur nous sommes dans notre bulle sans besoin d'aller plus loin. Nous sommes dans une sujétion mentale qui est dangereuse. L'art, la littérature, nous permettent d'en sortir un peu.

Ananda Devi, Fardo (Cambourakis / collection Récits d'objets)
Au Musée des Confluences le mardi 26 janvier à 18h — café littéraire retransmis en direct sur Facebook

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