Sébastien Escande : « j'ai fait ce livre comme j'aurais fait un fanzine »

Do It Yourself / Organisateur de concerts et éditeur depuis quinze ans sous le nom de Barbapop, Sébastien Escande vient d'éditer À l'arrache – Portraits & récits de la scène musicale underground de Lyon, 1980-2020, livre somme à l'esthétique fanzine sur le milieu des concerts artisanaux, indés et l'esprit DIY punk qui hante le souterrain lyonnais depuis plus de 40 ans. Retour d'expérience.  

Pour commencer, la question rituelle que tu poses à tes interlocuteurs dans le livre : qu'est-ce qui a déclenché ton intérêt pour la musique et comment s'est-il manifesté dans un premier temps ?
Sébastien Escande : Quand j'étais ado, j'écoutais de la musique plutôt mainstream. C'était Nirvana, Smashing Pumpkins, ce genre de choses, mais ça restait mainstream. Quand j'ai été étudiant, je me suis retrouvé en colocation avec un musicien qui joue aujourd'hui dans le groupe Maison Neuve, chez Talitres. D'un coup, je découvrais l'univers des vinyles, des 45t fait à la maison et notamment la musique indé via le label Sarah Records. De là, je me suis attaché à tout le microcosme de la musique, à la culture DIY, à ce côté artisanal et un peu rare. Je suis devenu collectionneur et j'ai ré-orienté ma vie professionnelle vers la musique. J'ai été stagiaire aux Transmusicales de Rennes, trois années d'affilée, j'ai travaillé chez Tricatel avec Bertrand Burgalat et je me suis retrouvé un temps dans la bande de la Route du Rock.

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Comment en es-tu venu à l'organisation de concerts sous le nom de Barbapop ?
Aux Transmusicales, je m'occupais des labels indépendants, du coup je rencontrais des gens avec des petites économies, des façons de faire, des personnalités et des caractères très passionnés. Là où j'ai vraiment franchi le pas c'est en arrivant à Lyon au début des années 2000. La musique que j'aimais était peu représentée et j'ai commencé à inviter mes amis. Un concert puis deux. C'était l'époque de MySpace et il y avait ce côté euphorisant d'avoir accès en direct à pleins de groupes. J'ai organisé une cinquantaine de concerts, au Sonic, à Grrrnd Zero.

On a collé des affiches, on assume, on va continuer

Comment es-tu passé d'une activité dictée par l'amour de la musique et des concerts à une forme de militantisme ?
Dès les premiers concerts, j'ai collé beaucoup d'affiches. Et j'ai eu tout de suite un procès. C'était au moment des élections municipales en 2007-2008 et Gérard Collomb créait l'écologie urbaine. Il a poursuivi beaucoup d'associations avec une nouveauté : avant, il fallait être pris en flagrant délit, là ils regardaient les affiches, faisaient des enquêtes et nous retrouvaient. Le procès a duré quatre ans et ça m'a mis en avant. À chacune de mes audiences, il y avait 300 personnes pour m'aider. J'étais en fait le seul, je crois, à dire « on a collé des affiches, on assume, on va continuer ». Et de faire des concerts entre potes, tout ça a fini par prendre un sens politique. Ça m'a sensibilisé à des choses qui me semblaient importantes mais que je n'avais pas conscientisées. Au départ, si je faisais des concerts tout seul, c'était par la force des choses, aujourd'hui si je publie ce livre par moi-même, c'est un vrai choix conscient, celui d'avoir la maîtrise sur tout, même si on n'est jamais tout seul. Ce sont toujours des aventures collectives, des moments partagés avec des potes qui sont aussi importants que le moment du concert. Et quand j'organise des événements, c'est avec des principes de fonctionnement forts semblables à ceux de Grrrnd Zero : des entrées à prix libre, pas de gens de sécurité, une communication dans la rue...

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Comment as-tu étendu ton activité à l'édition ?
J'ai commencé les deux en même temps. Mon premier fanzine de dessin date de 2008. L'univers des concerts a toujours été relié à une certaine esthétique, des graphistes, des pochettes. C'est par là que j'ai découvert une manière d'illustrer en dehors des sentiers battus. Dès que je voyais un artiste que j'aimais je lui demandais de me prêter quelques images. Publier un livre c'est aussi un prétexte pour aller voir les gens qu'on aime, sans juste leur dire « tiens j'aime bien tes dessins ». C'est une manière d'entrer en relation. Ça m'a permis de rencontrer tous les graphistes de la scène underground de Lyon. Ce qui me botte, dans ces activités ou dans mon travail, c'est vraiment d'aménager des espaces collectifs. J'ai publié le fanzine de dessin Trois jambes, un bigoudi puis un catalogue de 300 affiches de concerts, réalisé en parallèle de mon procès comme un manifeste. Une manière de dire que ces affiches représentent quelques choses et que simplement c'est de l'art. Avec des amis j'ai aussi créé le salon de la micro-édition pour mettre en valeur cet univers qui souvent ne s'inscrit pas dans une économie de l'art. Dernièrement, j'ai essayé d'amener une interrogation sur les pratiques, de formuler le sens de tout cela en publiant Underground Business autour des pratiques de collectifs DIY, leur rapport à l'argent.

Comment sont nés l'idée et le projet de ce livre ?
À l'origine, il y a une rencontre très importante avec Philippe Hanus qui travaille sur l'histoire de Carte de Séjour. À la mort de Rachid Taha, j'ai été frappé par le fait que les membres de Carte de Séjour n'ont jamais été sollicités pour parler de cette histoire. Une manière de faire l'histoire sans les premiers concernés. Au même moment, la mairie de Lyon avait porté l'événement Lyon, Capitale du rock et là plusieurs choses m'ont interpellé : une très courte période de référence et des événements dans lesquels on ne trouvait aucun des acteurs importants de la scène que j'aime. J'ai fini par me dire qu'il ne fallait pas attendre que quelqu'un vienne raconter l'histoire de la musique à Lyon à notre place. Bien sûr le livre ne se positionne pas comme un livre de chercheur en sciences sociales. Je l'ai fait comme j'aurais fait un fanzine. Avec des commandes à des gens que j'estime, chacun avec son style et des interviews dans une langue au plus proche de l'oral.

Avais-tu une idée précise de ce à quoi pouvait ou devait ressembler ce livre ?
J'ai beaucoup tâtonné. Je vais chercher la parole des gens avec des récits qui s'entremêlent et qui ont énormément de résonances. C'est ce qui me touche : je crois que le livre laisse apparaître une continuité depuis les années 80 jusqu'à aujourd'hui. Parfois, on véhicule cette idée qu'il y a des périodes creuses, après 1983 par exemple, comme si rien ne s'était passé après Lyon, Capitale du rock. Mais tout a toujours continué, simplement pas au même endroit. Ce que je voulais rendre c'était cette continuité, montrer que chaque personne qui commence dans ce milieu est reliée à des gens plus anciens. Que quelque chose passe – même si je ne fais pas apparaître le terme dans le titre du livre – de l'utopie punk qui prend aussi sens dans la manière dont sont organisés les concerts et les réseaux qui les font. Pour moi, cet endroit de contre-culture où on aménage notre vision de la société existe toujours et se transmet de génération en génération. C'est mon intuition de départ.

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Un livre sur l'histoire de la musique mais qui ne parle pas de musique

Le livre ne parle pas du punk comme tu le disais, mais le punk remonte tout seul à la surface. Ce qu'il reste du punk c'est la continuité des pratiques ?
Ce qui est curieux c'est que c'est un livre sur l'histoire de la musique mais qui ne parle pas de musique. On parle de son écosystème et de comment il s'inscrit dans la ville. Ce qui m'a motivé à remonter au début des années 80 c'est qu'au moment de Lyon Capitale du rock, il y a très peu de salles de concerts et le milieu est tenu par des professionnels de la musique, des producteurs. Il est totalement inaccessible. Le punk amène une ouverture, une volonté de faire soi-même y compris quand on ne sait pas. Les gens commencent à faire des choses par eux-mêmes et tout de suite se connectent pour les concerts, la distribution. Tout se structure. Même si évidemment il y a des paradoxes, des clivages, des degrés de radicalité. Moi je m'intéresse à une scène plus radicale. À des lieux qui, comme le préconise Hakim Bey dans son livre Zone autonome temporaire, créent des soulèvements en multipliant les lieux temporaires qui sont des lieux d'échange où on réinvente notre manière d'être au monde, en dehors du monde capitaliste.

Qu'y a-t-il derrière des idées très concrètes et qui peuvent paraître anecdotiques telles que le prix libre, le refus d'agents de sécurité à l'entrée des salles ?
L'idée de ne pas faire du spectateur le simple consommateur d'un spectacle. Il doit se poser la question de ce que ça vaut, comment il s'implique, développer une certaine éthique. Mon sentiment c'est qu'on crée des espaces communs, politiques, à travers la musique. Ce n'est pas possible de simplement venir consommer un spectacle. Le fait de ne pas avoir de personnes de sécurité c'est une manière de dire qu'on est responsable les uns des autres. Il y a la musique mais aussi tout le contexte de la musique.

Ce que ce livre marque aussi à travers les époques, c'est la métamorphose d'une ville, sa structuration, sa gentrification... Comment vois-tu ces changements ?
Avec la pression immobilière, la gentrification, il y a moins de tolérance au bruit et les lieux sont repoussés à la périphérie – aujourd'hui Grrrnd Zero est à Vaulx-en-Velin. Il me semble que ce que tout cela implique c'est que le public doit être de plus en plus motivé, ce qui engendre un entre-soi. On ne peut plus se retrouver dans un concert en passant là par hasard comme c'était le cas avant. Les scènes sont de plus en plus différenciées, ça se croise moins. Il n'y a plus autant d'émulation.

Y a-t-il eu un âge d'or de l'organisation de concerts ?
Il y a une fascination pour une période et pour un lieu, le Pez Ner. Toute le monde cite cette salle, la légende c'est le Pez Ner. Mais est-ce que c'était si différent de Grrrnd Zero ? Ce qui a été déterminant avec le Pez Ner c'est qu'il a amené des esthétiques réellement en marge, indus, noise, expérimental. Et puis il y avait l'idée de structurer une économie autonome de l'organisation incluant une multitude d'associations non professionnelles. Parce qu'avec le Pez Ner on a un lieu – et c'est le modèle du Sonic ou de Grrrnd Zero aujourd'hui – qui dispose de tout l'équipement nécessaire. On peut donc organiser un concert sans pratiquement aucune logistique, tout seul. Dans une salle de musiques actuelles, il y a des normes, tout est compliqué, il faut dix salariés pour ne serait-ce qu'ouvrir la salle.

On vit dans un monde de plus en plus lourdement réglementé, comment s'arrange-t-on, avec ça, par rapport à il y a 20, 30 ou 40 ans, quand on mène des activités culturelles, non officielles, à la marge ?
Il y a des réponses différentes en fonction des positionnements plus ou moins radicaux des organisateurs de concerts. Les plus radicaux ouvrent des squats parce qu'ils ne veulent être contraints par rien. C'est une philosophie politique. Ensuite, il y a des petits lieux qui essayent d'inventer une économie fragile comme le Sonic, ou beaucoup d'organisations défilent. Là, on a un lieu qui respecte les normes, apporte un cadre, les responsabilités sont réparties. La réalité c'est qu'il n'y a plus de squats, il y a plus de contrôles. Un lieu comme Grrrnd Zero est par exemple à un moment d'institutionnalisation. La question est comment résister à cette pression de la professionnalisation ? Ce qu'on peut dire c'est que ce sont des lieux de perpétuelle négociation avec ces normes. Quand Grrrnd Zero s'est ouvert comme squat c'était dans l'idée d'entrer en négociation avec la mairie pour obtenir des locaux à la mesure de l'ambition du projet. Aujourd'hui c'est une salle qui appartient à la Métropole avec des subventions. C'est aussi une manière de pérenniser un lieu.

Pour autant le livre mentionne la vraie complémentarité de l'univers avec son pendant plus institutionnel, où l'on retrouve d'ailleurs aujourd'hui certains anciens activistes DIY des années 80-90.
Il y en a quelques-uns comme Cyrille Bonin [directeur du Transbordeur] ou Gilles Garrigos [directeur de la Tannerie à Bourg-en-Bresse] qui parlent dans le livre de ce rapport à l'institutionnalisation. D'autres restent en marge et considèrent que ce n'est pas le lieu pour gagner de l'argent – c'est plutôt la majorité. Dans les deux cas, cela reste des gens passionnés par la musique et il ne faut en effet pas opposer les scènes. Tout est très perméable : entre la scène la plus underground et la scène la plus institutionnelle les gens dialoguent. Il y a une diversité de lieux avec des personnalités et des économies différentes, tout cela donne des paliers par lesquels les groupes passent. Un groupe comme Gossip, connu internationalement, a joué dans le bar pourri du Clos Fleuri et quelques années après à la Halle Tony Garnier. La scène underground est aussi une scène de découverte, de défrichage, de recherche de musiques curieuses.

À l'arrache – Portraits & récits de la scène musicale underground de Lyon, 1980-2020 (Éditions Barbapop) ; disponible dans les bonnes librairies indépendantes de Lyon

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