« L’anthropocène est en train de devenir une question culturelle et générationnelle »

Alors que se profile le rendez-vous tout public de l’Ecole urbaine de Lyon, « À l’Ecole de l’Anthropocène » (au Rize à Villeurbanne, du 24 au 30 janvier) son directeur, le géographe Michel Lussault, en détaille le contenu et dit sa volonté de s’adresser au plus grand nombre pour ce sujet passionnant et pluridisciplinaire par excellence : l’habitabilité de la Terre.

Vous avez créé l’Ecole urbaine de Lyon en 2017. Dans quel contexte et avec quelle ambition ?

Michel Lussault : En 2016, le gouvernement français a lancé un appel d’offre pour soutenir des programmes expérimentaux de recherches et de formations doctorales sur des sujets scientifiques « chauds », exigeants et d’une très forte interdisciplinarité, pouvant être considérés comme constituant des verrous scientifiques et des sujets à intérêt majeur pour la société. Dix centres ont été créés en France sur des thématiques variées (énergie, cancer, agronomie et sols, démographie…). J’ai proposé un institut de ce genre, dit « de convergence » qui s’appelle l’Ecole urbaine de Lyon. Il s’agit de traiter des questions du changement global avec une approche originale très peu mise en avant par la recherche à l’échelle mondiale : comprendre en quoi l’urbanisation généralisée de la planète peut être considérée comme un vecteur du changement global, c’est-à-dire à la fois du réchauffement climatique, de la crise de la biodiversité, de l’épuisement des ressources, de la modification du fonctionnement des océans, etc. Parce que, curieusement, cette question est ignorée de la plupart des grands centres qui travaillent sur le réchauffement climatique ou le changement global. On sait que tous ces changements sont d’origine anthropique mais il y a peu d’endroits en dehors de Lyon où l’on réfléchit vraiment à ce que l’urbanisation contribue en elle-même. Or, il se trouve que depuis plus de 30 ans, je travaille sur le processus d’urbanisation planétaire et c’est ce qui m’a poussé à être attentif à cela.

C’est un domaine de connaissances que vous définissez comme
l’« urbain anthropocène » .

Exactement. L’anthropocène est cette nouvelle période historique, (NDLR : amorcée en 1945) où l’on s’aperçoit que les activités humaines ont des impacts colossaux sur les biophysiques planétaires. C’est une réflexion sur ces impacts et ce qu’ils provoquent : la crise de l’habitabilité de la planète Terre. On arrive au moment où on peut se demander si certains espaces terrestres ne vont pas devenir inhabitables par les humains et les non-humains. Ce n’est pas une question de science-fiction, elle est contemporaine. On le voit un peu partout dans le monde y compris dans des zones développées comme la Californie, confrontée depuis maintenant plus de 15 ans à des mégas feux répétés, des sécheresses, qui mettent en péril la possibilité d’habiter. Et il y a bien d’autres cas qui pourraient être présentés. Et cette inhabitabilité n’est pas forcément le résultat d’une catastrophe destructrice comme dans la vallée de la Roya en France [NDLR : dans la nuit du 2 au 3 octobre 2020, la tempête Alex dévaste cette vallée du Parc national du Mercantour dans les Alpes-Maritimes et provoque la mort de dix personnes]. Elle est liée à la perturbation des climats moyens que nous avions l’habitude de connaître depuis plusieurs siècles. Cette question de l’anthropocène est tout à fait importante, elle est scientifiquement très complexe, elle impose des recherches très nouvelles car il faut faire travailler ensemble des disciplines qui n’en ont pas l’habitude : chimie, physique, biologie, anthropologie, sociologie, droit, philosophie, écologie, géographie, les arts etc. Au plan social et politique, y’a-t-il question plus importante que celle-ci ?

« On sait que tous ces changements (climatiques, de la biodiversité...) sont d’origine anthropique mais il n’y aucun endroit, en dehors de Lyon, où l’on réfléchit au rôle de l’urbanisation à ce sujet »

En quoi l’interdisciplinarité est-elle si nécessaire à cette recherche ?

Aucun scientifique, fût-il le plus génial dans son domaine, n’est capable d’embrasser l’ensemble des interprétations de phénomènes qu’il faut pour pouvoir tenter de comprendre ce qui se passe. Il n’y a pas de scientifique surplombant qui puisse dire « moi je sais ». Cela impose une coopération de toutes les sciences et même de toutes les connaissances, les scientifiques doivent alors prendre en considération les types de savoirs qui ne sont pas forcément ceux de la science académique mais qui contribuent à la compréhension des phénomènes. La recherche sur l’anthropocène est ouverte à la "science citoyenne" ou à l’implication de toute personne qui puisse faire une expertise avérée, contrôlée (sur l’évolution d’un écosystème, la façon dont les écoulements d’eau changent dans un voisinage, les effets d’une canicule sur un îlot résidentiel…) comme les urbanistes, architectes, ingénieurs, artisans… Nous avons la volonté d’organiser le débat public autour de la question de l’anthropocène mais aussi être attentifs à d’autres savoirs que nos savoirs d’universitaires.

Et ça va même plus loin car à l’Ecole urbaine, vous faites un travail sur l’imaginaire, la fiction…

On parle beaucoup en ce moment du film d’Adam McKay, Don’t look up, auquel je consacre la première partie de mon éditorial pour notre magazine A°2022 car ce film m’a marqué, indépendamment du jugement esthétique que l’on peut porter sur l’objet filmique, par sa capacité à fixer un air du temps et à raconter une histoire qui nous concerne. L’anthropocène est une thématique scientifique qui impose de réfléchir à la façon dont on scénographie les savoirs et on raconte les histoires passées (de l’anthropisation et humanisation de la planète, comment en sommes-nous arrivés là ?) mais aussi les devenirs possibles de notre habitation de la Terre. La crise actuelle est aussi une incitation faite aux artistes à trouver des moyens pour dire ce qui est en train de se passer et envisager des possibilités. C’est aussi un enjeu culturel majeur.

Vous collaborez à construire des expositions, scénographier l’histoire que vous évoquez au musée des Confluences à Lyon (La Terre en héritage), au Centquatre-Paris (Energies Désespoirs). Est-ce une autre façon de porter à connaissance ou « vulgariser » la science si toutefois ce terme est le bon ?

On cherche moins à vulgariser qu’à réfléchir à cette scénographie des savoirs que j’évoquais. Peut-on mettre en scène les savoirs et de les faire dialoguer avec le public sans partir de l’idée que le public ne va pas comprendre et qu’il faut vulgariser ? On a une sorte d’exigence presque à la Antoine Vitez, quand il disait que le théâtre populaire est le meilleur de la culture pour tous. On essaye de faire le meilleur de la science pour tout le monde. Mais pour que chacun puisse devenir acteur du débat public, il faut que nous, scientifiques, prenions l’habitude, non pas de vulgariser donc mais de scénographier autrement nos savoirs.

« On cherche moins à vulgariser qu’à réfléchir à la scénographie des savoirs. Peut-on mettre en scène les savoirs et les faire dialoguer avec le public sans partir de l’idée que le public ne va pas comprendre ? »

Cela doit nous pousser à être aussi exigeants que lorsque nous publions notre article scientifique mais avec un autre registre d’expression. L’enjeu de cette scénographie va être de faire comprendre la complexité. Tout le monde peut parler mais à condition de ne pas dire n’importe quoi, n’importe comment et dans n’importe quelles circonstances. C’est vraiment notre objectif.

Vous déclinez ces savoirs sous des formes très diverses formes. Expliquez-nous ce que sont ces cours publics, la radio… que l’on retrouvera À l’Ecole de l’Anthropocène.

La manifestation À l’Ecole de l’Anthropocène est un concentré de ce que nous faisons pendant l’année. Après un premier test de deux jours et demi en 2018, cela dure une semaine. En 2022, ça se déroule du 24 au 30 janvier. Nous avons notamment onze cours publics. Pourquoi ? Car pour nous, c’est une manière de replacer la science au sein de la société en faisant en sortant que des scientifiques viennent présenter leurs recherches à toute personne voulant bien faire l’effort de les écouter. Ce n’est pas du débat ou de la discussion mais la volonté de redonner à une forme très simple – le cours – un rôle central pour que celles et ceux qui ont envie de se faire une idée sur une question scientifique compliquée, puissent venir tout simplement écouter et réfléchir à partir de ça. C’est l’université ouverte de l’Ecole urbaine de Lyon dans une tradition de l’éducation populaire française.

« La manifestation À l’Ecole de l’Anthropocène est un concentré de ce que nous faisons pendant l’année" »

Nous proposons également des émissions de radio. C’est une activité qui participe de cette recherche sur la scénographie des savoirs. Elle est conçue et programmée par nos étudiants doctorants avec l’aide de Radio Bellevue web. Il s’agit d’essayer de créer d’autres formes, d’autres manières de concerner et impliquer le public. Cette année, nous faisons appel à des personnes extérieures car nous allons ouvrir l’antenne tous les jours à Youth for Climate France, cette association de jeunes activistes. Nous voulons ainsi « enrôler » dans la réflexion le plus grand nombre de personnes possibles.

Il y a aussi des débats chaque soir où l’on viendra écouter des disputes entre scientifiques. On pourra y participer via des questions.
Nous organiserons aussi un jeu, un Grand Quizz Anthropocène, pour essayer d’être sérieux sans trop se prendre au sérieux et faire en sorte que le côté ludique puisse permettre à des personnes, peut-être intimidées par les débats, de venir s’y impliquer.
Et puis, parce que nous attachons beaucoup d’importance à notre activité d’édition, en coopération avec les Editions 205, nous publions le magazine A°2022 dans lequel nous faisons la part belle aux dessins, photos, à la publication du livre d’Eric Klinenberg « Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe ».
Bref, durant cette semaine, nous proposons une grande variété d’activités pour une grande variété de destinataires. Nous voulons travailler pour des publics de 7 à 77 ans et même 97 ans compte-tenu de la durée de l’allongement de la vie aujourd’hui !

Les contenus audios peuvent se retrouver en podcast si on ne peut pas être présent le soir-même ?

Ils seront accessibles en public, en podcast et en streaming. Nous avons prévu de passer même intégralement en streaming au cas où il y aurait des contraintes sanitaires qui nous empêcheraient de recevoir du public. Si tout va bien, on pourra accueillir un peu de public et le streaming nous permet de nous adresser à la France entière et même au-delà.

Depuis sa création, l’Ecole urbaine de Lyon rayonne en effet sur d’autres continents à l’exception de l’Afrique…

Nous avons de nombreux partenaires à l’international. Nous avons par exemple développé une chaire de recherche commune avec l’université d’Ottawa ; nous sommes très présents en Amérique latine ; nous avons des liens forts avec beaucoup de pays européens, avec l’Asie. L’an dernier, nous avions un invité d’honneur qui venait du Nigéria et nous avons encore, cette année, un intervenant qui vient du Togo, même si nous avons effectivement un peu un creux dans les relations que nous avons avec les institutions universitaires africaines. Nous essayons, même si nous sommes bien conscients que nous parlons à partir du point de vue de l’Europe et de la science européenne, au maximum de nous multi-centrer.

Il y a des portraits d’espèces dans cette semaine A l’Ecole de l’Anthropocène consacrés au chêne, à l’abeille noire… En quoi consiste cette nouvelle proposition ?

L’an dernier, on avait proposé des portraits d’espaces (des personnes étaient venues parler d’une ville ou d’un espace urbain différent). Là, on va faire la même chose à propos d’une espèce. Il sera question de végétaux, d’animaux pour essayer de montrer aussi que la réflexion sur l’anthropocène n’est pas une réflexion facile mais qu’elle n’est pas ennuyeuse non plus. Ça permet d’aller profondément dans l’analyse de choses mystérieuses. C’est pour ça que nous invitons Vincent Zonca pour son très beau livre sur les lichens, une chose à laquelle personne ne pense vraiment. Le lichen est un organisme extrêmement difficile à saisir et assez fascinant quand on essaye d’en faire le portrait comme quand on essaye de faire le portrait d’un arbre, une abeille, y compris de l’être humain qui est tout de même un drôle de zèbre ! Ça permet de saisir comment une espèce vivante se lie aux autres et c’est intéressant pour comprendre les dérèglements du temps. Via ces portraits d’espèces, on va s’apercevoir que la crise anthropocène est ce moment où l’espèce en question ne peut plus être en relation avec les autres espèces avec lesquelles elle avait l’habitude de composer son écosystème.

À l’Ecole de l’Anthropocène se déroulera au Rize (à la fois médiathèque, archives municipales, lieu d’exposition dédié aux « mémoires, cultures, échanges ») alors que jusque-là, les précédentes éditions avaient lieu dans vos locaux, aux Halles du Faubourg puis à Hôtel 71. Comment s’est fait ce choix qui vous inscrit dans Villeurbanne 2022 Capitale française de la culture ?

D’abord, il nous a semblé tout à fait important d’être partenaire de Villeurbanne 2022 Capitale française de la culture. Dès le début nous avons contribué au dossier de candidature de Villeurbanne et nous nous étions engagés, si Villeurbanne était retenue, à organiser À l’Ecole de l’Anthropocène dans cette ville et, toute l’année, à nous rapprocher au mieux des jeunes public compte-tenu de la thématique de cette candidature axée sur la jeunesse. Depuis quelque temps, nous voulions sortir de nos fonctionnements exclusivement lyonnais. Quand nous avons commencé à réfléchir à un lieu, nous avions visé une friche industrielle, porte de La Soie, mais elle n’était pas aux normes de sécurité encore et nous avons choisi le Rize car ce lieu a l’expérience et l’expertise d’accueil d’un public divers, varié. Et puis le Rize consacrait une exposition à la ville à la hauteur d’enfant et nous nous sommes dit que nous pourrions croiser beaucoup de thématiques. Depuis deux ans, nous multipliions les discussions pour coopérer ensemble. On est très contents d’y être. C’est un équipement formidable. On espère que le public pourra être là pour constater à quel point cette relation entre l’Ecole et le Rize fonctionne bien.

Youth for Climate sera présent de quelle manière précisément ? Et comment regardez-vous ce jeune collectif, et plus globalement la conscientisation d’une jeune frange de la population à ces questions environnementales avec vos yeux d’universitaire ?

Très tôt, à l’Ecole urbaine, nous avons considéré que l’arrivée de cet activisme des jeunes, voire des très jeunes, était un phénomène tout à fait marquant et important. Cela montre que la question anthropocène est en train de devenir une question scientifique et d’expertise politique mais aussi une question culturelle et générationnelle. Alors ça peut changer complètement la donne dans un délais relativement bref, dans une décennie, on peut véritablement peut-être changer les manières dont nous considérons nos façons de cohabiter, d’utiliser l’énergie, les ressources. Il nous a semblé qu’il était absolument indispensable d’être attentifs à cela. Même si, évidemment, sans doute parce que je suis un boomer confirmé, il y a certaines manifestations réalisées par ces jeunes qui ne sont pas dans mon style mais ça ne doit pas nous empêcher de saisir ce dynamisme-là et ce qu’il apporte à la réflexion. Parce que ces jeunes décadrent la manière de penser les choses et, à chaque fois qu’on accepte de se faire décadrer, on pense mieux.

Ce mouvement-là est-il une lame de fond ou une écume selon vous ?

Je ne suis pas beaucoup plus avancé que vous à ce sujet. Je pense que c’est à la fois une lame de fond et une écume. Je crois qu’il y a incontestablement une prise de conscience de plus en plus forte dans la jeunesse mais pas que. Par rapport aux effets de plus en plus explicites des activités humaines sur les systèmes biophysiques, il y a une inquiétude de plus en plus manifeste mais beaucoup de jeunes ne se mobilisent pas pour autant car ils n’en ont pas les possibilités, la capacité ou la volonté tout ça étant d’ailleurs souvent très mélangé. Il est vrai que, dans beaucoup de mobilisations de jeunes dans le monde, on retrouve une assez grande homogénéité de milieu social. Certes. Est-ce que ça suffit à discréditer le mouvement ? Non. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui utilisent cet argument pour dire ça ne vaut rien que ce ne sont que des jeunes bourgeois qui manifestent leur pamoison devant un problème climatique et qui, de surcroît, ne sont pas issus de milieux qui sont sans responsabilité dans ce qui arrive. C’est profondément injuste. Je pense que ces jeunes ont un rôle à jouer. Il faut simplement peut-être que l’on permette à ces mouvements de jeunesse de dépasser ses limites actuelles (l’homogénéité sociale, les types d’actions et de revendications portées). Ils doivent eux aussi apprendre la complexité dans une certaine mesure. La complexité ce n’est pas simplement destiné à ceux qui sont trop fatigués pour agir, ce n’est pas un supplément d’âme pour les vieux. C’est une condition qui s’impose car tout ce que nous avons à observer est complexe. Regardez ce qui se passe avec la pandémie aujourd’hui. On devrait comprendre que la complexité nous enveloppe et nous entoure. Rien n’est jamais simple. La lutte contre le réchauffement climatique n’est pas plus simple qu’autre chose. Mais je ne discrédite pas ces mouvements de jeunesse au motif que nous n’aurions qu’une écume portée par certains groupes sociaux. En plus, quand on regarde bien dans beaucoup de pays, on s’aperçoit que l’écume commence à prendre de l’épaisseur, y compris dans des pays en développement, plus pauvres que les pays européens ou les Etats-Unis.

À l'Ecole de l'Anthropocène #4 : du 24 au 30 janvier 2022
5 lieux :
- Villeurbanne : Le Rize, La Maison du Projet Gratte-Ciel
- Lyon : Comœdia, Institut Goethe, musée des Confluences.
Informations et live sur un site :
ecoleanthropocene.universite-lyon.fr
Pour tous publics
Toutes les animations sauf gratuites excepté au Comœdia et au musée des Confluences.
Invitée d’honneur : Alondra Nelson (États-Unis), directrice adjointe de la section « Science et Société » du Bureau de la politique scientifique et technologique de la Maison Blanche.
Suivez son allocution d’ouverture de la semaine, le lundi 24 janvier de 20h15 à 21h.

Photos, visuel, illustration : Mélania Avanzato, Éditions deux-cent-cinq, Arnaud Tételin