Mémoires de nos pères

Réflexion dialectique sur l'héroïsme, film de guerre humaniste et messe lugubre à un temps qui s'éteint : Clint Eastwood signe un nouveau classique instantané. Christophe Chabert

D'abord le titre : Mémoires de nos pères dit de manière pléonastique le titre français, soulignant une constance des derniers films de Clint Eastwood, célébration sans nostalgie d'un passé tout sauf idyllique perdu dans les vapeurs amères d'un présent pétrifié. Drapeaux de nos pères, dit le titre américain, renvoyant plus directement au cœur du film : six soldats dressant une bannière américaine sur la colline d'Iwo Jima à la mi-temps d'une bataille sanglante où est censé se jouer le résultat de la deuxième guerre mondiale. Deux photographes passent et immortalisent le moment, qui se transformera en symbole d'une Amérique victorieuse ou bientôt victorieuse («nous gagnons ou nous allons gagner», George W. Bush, 25 octobre 2006). Pour appuyer la propagande, on fait revenir au pays les trois survivants de la photo et on organise pour eux une tournée afin de récolter des fonds pour continuer à armer ceux qui sont restés là-bas. Trois soldats ordinaires progressivement rattrapés par la culpabilité d'être là, traités en héros alors que tant d'autres meurent dans l'indifférence sur le front.

Héros malgré tout

Construit en flashbacks entre ce retour ambigu, la brutalité de la bataille et l'enquête menée par le fils d'un des trois soldats sur cet événement aux nombreuses zones d'ombre (Drapeaux au pluriel, dit encore le titre américain, et ce n'est pas innocent...), Mémoires de nos pères s'interroge par ce dispositif sur ce qu'est un héros : Ira, John et René refusent cette étiquette, que tout le monde leur a accolé. Que fait Eastwood ? Il refuse à son tour d'héroïser les séquences de combat... Peu de films de guerre auront eu cette audace de ne jamais filmer le courage sur le champ de bataille ; pas de musique glorifiant les soldats, pas de gros plans lyriques exaltant l'exploit des combattants. La noblesse des personnages est ailleurs, et là, le film est tout simplement bouleversant : à Iwo Jima comme en Amérique, ils tentent de rester dignes, humbles, honnêtes, mais personne ne veut l'entendre. Dans cette distance entre le costume trop large qu'on leur fait porter (particulièrement celui d'Ira, qui a le malheur d'être le «bon Indien» de la bande) et leur désir de conserver leur fierté, la machine à broyer l'humain finit par être aussi effrayante que le carnage d'Iwo Jima. Eastwood, en humaniste sincère et lucide, capte ce discours par la seule force de sa mise en scène : filmer ses personnages dans leur beauté et leur vérité, comme des êtres seuls et paumés, cherchant seulement à échapper à la cruauté de la guerre et de ses conséquences. Finalement, et c'est l'incroyable dialectique du film, ce sont bien des héros, mais des héros officieux, aux yeux de leurs proches et d'eux-mêmes, loin de cet héroïsme officiel nationaliste et destructeur.

Mémoires de nos pères

De Clint Eastwood (ÉU, 2h12) avec Ryan Phillippe, Adam Beach, Barry Pepper...

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