La conquête de l'Est

Portrait / Pour la première fois, Beirut débarque à Lyon. Un jumelage musical mené de main de maître par le jeune prodige Zach Condon, Américain poussé dans le désert et parti à la conquête des folklores européens. Stéphane Duchêne

On dit que les Américains, pour qui Paris est avant tout une starlette oxygénée à chihuahua, sont des buses en géographie, qu'ils ne connaissent rien de la «Vieille Europe» de Villepin, sauf quand ils se roulent des French Kiss, la bouche pleine de French Fries ou de Frankfurters. Cliché confirmé par des exemples, dont nous, Français donneurs de leçons, aimons nous gargariser : quand, lors d'un de ses nombreux discours-bêtisiers, W. Bush en parlant des habitants de la Grèce rendait un hommage vibrant aux «Grèciens», ou en novembre 2005, pendant les émeutes post-«racailles», CNN égarait son Atlas et sa carte de France des échauffourées et plaçait Toulouse à Strasbourg et Cannes à Perpignan. Pas étonnant si on sait que selon une étude commandée par le National Geographic en 2006, 51% des Américains ne savent même pas situer le Mississipi, ce fleuve immense, surnommé «le Père de l'Amérique», qui coupe leur pays en deux. Exception notable (parmi beaucoup d'autres, c'est sûr) : le jeune Zach Condon, 21 ans, leader du groupe Beirut. Lui, le descendant d'Irlandais délocalisés à Santa Fe, deuxième ville la plus ancienne du territoire américain (fondée par les Espagnols en 1607), a toujours eu de l'Europe plein la tête et des rêves de cartographe. À cause, sans doute, d'une enfance désertique dans ce Nouveau Mexique à cheval sur États-Unis et Mexique, destination désolée qui n'attire guère que les clandos Mexicains et les petits hommes verts en perdition au-dessus de Roswell. Sillon folkLa musique donnant, selon Platon, des ailes à la pensée, Condon a commencé à voyager à travers elle, poussé sans doute par l'effervescence artistique qui anime Santa Fe. C'est là, dans l'un des centres d'art américains les plus réputés, que se sont réfugiés des acteurs-artistes comme Dennis Hopper ou Sam Shepard, ces gardiens d'une certaine âme américaine et d'une conception alternative de la conquête (d'Eazy Rider et Paris, Texas à l'Étoffe des Héros, des grands espaces à l'espace tout court, comme exploration mentale de la psyché américaine). Après s'être cherché en vain, sous différentes appellations, dans différents genres (électro-pop, doo-wop), Condon troque rapidement ses voyages immobiles pour un billet d'avion, quitte l'école à 16 ans et entame un périple en Europe. Où il prend en pleine figure la musique des Balkans et du Boban Markovic Orkestar. C'est paradoxalement cette rencontre du bout de l'Europe qui le décidera à embrasser le folk, ce sillon américain tellement creusé par les bardes du cru qu'il s'est mué en un canyon comparable aux saignées de terre laissées par le sillage des troupeaux de bisons. Mais la charrue de Zach Condon devenu Beirut, prend la tangente, ce folk-là a tourné les talons et remisé les guitares : adossé aux Appalaches, il part à la conquête de l'Est, vers les lointaines racines européennes qui ont enfanté la musique populaire et folklorique américaine. Boules à neige Il y a loin certes du Nouveau-Mexique aux anciens Balkans, là où a toujours battu, et beaucoup saigné, le cœur de l'Europe, de la bataille du Champ des Merles aux multiples conflits post-yougoslaves en passant par l'attentat de Sarajevo. Loin mais peut-être pas tant que ça si on fait la route sur le genre d'engin volant emprunté par Johnny Depp dans Arizona Dream, rêverie américano-balkanique d'Emir Kusturica et Goran Bregovic, son compositeur fétiche. Empreint de cette folie douce, son premier album, le poignant Gulag Orkestar est le récit à coups de cartes postales d'un voyage entre pays rhénan, Bratislava et Italie, qu'un critique américain aux tentations postmodernes résumera comme suit : «un jeune homme simule un vieux monde». Car de la même façon que Sufjan Stevens «taxidermise» le territoire américain au fil de ses albums (Greetings from Michigan, Come on feel the Illinoise), Beirut semble vouloir figer pour toujours, comme dans ces boules à neige qu'achètent les touristes à leur grand-mère, des clichés qui ont pourtant la saveur de l'inédit : quand, sur son deuxième album, The Flying Club Cup, il déclare sa flamme à notre pays où il vient de s'installer, on est à la fois si loin et si proche des habituels chromos à 2 CV de ces blockbusters américains où le monde est sauvé par Bruce Willis pendant que des Français à bérets boivent un café en terrasse. Ce disque prodigieux, infiniment cinématographique, invoque la mélancolie de l'âme slave pour la mêler à une certaine idée du romantisme français. Le tout joué par une armée (néo-)mexicaine de (grand) bazar (trompettes franchouillardes, ukulélés mariachis, chœurs balkaniques, accordéons parigots) au milieu de laquelle cet Américain à Paris, brelophile de fraîche date, croone comme tanguent les marins d'Amsterdam. Toute la musique de Beirut est là, à la croisée des chemins entre world music vagabonde, enracinement européen et esprit de conquête américain, portée en bandoulière par un jeune homme aux inusables semelles de vent qui, s'il n'a que 21 ans, semble avoir déjà vécu mille vies. BEIRUT Au Ninkasi KaoSamedi 24 nov.

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