Portrait / Jérôme Bel transmet The Show must go on aux danseurs du Ballet de l'Opéra. Décryptage d'une pièce mythique avec son créateur, génie «sans qualités».Jean-Emmanuel Denave
«Cette pièce n'importe qui peut la danser, même Jean-Marie Le Pen à la limite ! C'est tout le monde, c'est une communauté, c'est le plus petit dénominateur commun que nous avons en partage, c'est une pièce avec un maximum d'identification possible entre les interprètes et le public», commente le chorégraphe. «Ma question de départ était la suivante : pourquoi, à l'heure d'Internet et d'Hollywood, ça continue quand même le spectacle vivant, qu'est-ce qu'on fait là tous les deux (le performeur et le spectateur), qu'est-ce qui est en jeu dans cet espace-temps singulier, qu'est ce cette co-présence VIVANTE qu'on ne trouvera nulle part ailleurs ? ». Comme pour ses autres pièces, Jérôme Bel a fixé un certain nombre de principes a priori pour la création de son Show, se refusant à y injecter la moindre parcelle de romantisme, de subjectivité lourdingue ou d'affects imposés : «La règle du jeu a été décidée avant : créer une communauté d'hommes moyens, sans qualités, avec une liste de tubes Pop qui appartiennent à tous. Faire en sorte que la musique soit un peu le chorégraphe, m'effacer le plus possible. Il n'y a pas d'inspiration, je ne suis jamais «inspiré», je travaille beaucoup d'après des textes (la sociologie de Bourdieu notamment pour cette pièce, sa notion d'habitus, ou encore les romans de Michel Houellebecq). C'est un travail de pensée, je ne cherche pas l'émotion, sinon c'est tout de suite Hollywood et les violons. Je sacrifie tout au sens. Dans le Show, le face à face, la complexité d'un visage humain est toujours plus compliquée que la plus brillante des chorégraphies. Ce qui m'intéresse par-dessus tout c'est l'idée de présence. Je demande simplement aux interprètes d'être, d'être là. Idéalement, aucune répétition ne devrait être nécessaire». L'émotion en prime
Jérôme Bel utilise aussi beaucoup de clichés (musicaux, chorégraphiques ou autres) et les retourne comme des crêpes pour en faire de la pâte à réflexion et à émotions, sans ironie ni méchanceté mais avec toujours avec humour. Pâte légère. Une crêpe c'est horizontal et c'est forcément quelque chose qu'on met en commun (qui s'est déjà préparé des crêpes pour soi seul ?), un peu comme la pièce de monnaie de Mallarmé dont on partage l'un l'autre une moitié, la crêpe-symbole. Mais pourquoi l'émotion non recherchée a priori s'éveille-t-elle néanmoins, et fortissimo, en nous ? «Les spectateurs inventent leur propre spectacle. Il y a aussi la forte empathie due aux chansons Pop... Pour la première fois dans mon travail, cette pièce trouve un équilibre entre le conceptuel et un substrat inconscient. L'émotion ici m'échappe, et elle est peut-être d'autant plus forte qu'elle n'a pas été voulue, décidée. C'est une émotion non imposée : les gens se révèlent à eux-mêmes une partie de leur sensibilité. Je ne désirais pas travailler sur l'émotion, mais quand elle surgit je ne veux pas non plus la réfréner. D'ailleurs, depuis le Show je commence à m'intéresser aux émotions, à l'inconscient. Jusqu'à présent j'étais uniquement «scientifique» avec Bourdieu, le positivisme, mais je me rends compte que quelque chose d'autre agit, une force peut-être... Et comme de bien entendu, l'inconscient intervient dans mon discours !» Un pied de nez à la logique donc, et ce n'est pas le seul : après une heure trente, vous verrez, quand Show must go on se termine, Show must go on commence ! Il y a une sorte d'ultime passage de relais de la scène à la salle. Un moment d'une grande intensité qui traduit si bien cette volonté deleuzienne de «parler pour les gens qui n'ont pas d'art, de donner la voix aux personnes qui ne dansent pas forcément bien, ni héros ni anti-héros, ce qu'on est tous». Fort, très fort.The Show must go on de Jérôme Bel
À l'Opéra de Lyon,
jusqu'au 20 septembreInstallation du chorégraphe au Musée d'Art Contemporain,
dans le cadre de la Biennale,
jusqu'au 6 janvier 08