Trouble-fait

Expo / Drôles, immédiatement accessibles, les œuvres d'Erwin Wurm jettent un trouble sur notre quotidien pour en souligner les codes, les angoisses et les absurdités. Le Musée d'art contemporain présente une rétrospective passionnante de l'artiste à travers une centaine d'œuvres. Jean-Emmanuel Denave

Wurm en allemand signifie «ver» et l'œuvre de l'artiste autrichien Erwin Wurm s'insinue effectivement comme un ver dans le fruit de la société contemporaine, ou encore dans le fromage dégoulinant d'angoisses et d'absurdités des petits faits triviaux du quotidien. «Je m'intéresse à la vie de tous les jours. Tous les matériaux qui m'entourent peuvent être utilisés, aussi bien que les objets, les sujets impliqués dans la société contemporaine. Mon travail parle de l'être humain dans toutes ses dimensions : physique, spirituelle, psychologique et politique», écrit l'artiste. Né en 1954, formé à la Kunstakademie de Vienne, Erwin Wurm est le fils spirituel et matériel des extravagances Dada, de Fluxus et de Josef Beuys. Quoiqu'il fasse (photographies, vidéos, installations), il se réclame toujours de la sculpture et de ses principes fondamentaux : vide, volume, poids, équilibre... Sculptant la masse des idées reçues et des normes en cours, aussi bien que les objets de consommation courante, les corps humains, ou encore le temps et ses formes éphémères. Ses toutes premières oeuvres sont à peine visibles : des traces de poussière dans les rues des grandes villes, des sculptures de vêtements sans présence humaine, et plus tard des mises en scènes filmées ou photographiées où des individus ont maille à partir avec leurs vêtements : dans la vidéo 59 positions, un homme «dessine» d'étranges et inquiétants volumes, enfermé dans des tee-shirts ou d'autres frusques ; dans une autre vidéo 13 pull-overs, un acteur enfile des pulls jusqu'à la limite de l'étouffement... Avec seulement quelques bouts de tissus, Wurm crée de la tension, des postures quasi chorégraphiques, des équilibres et des déséquilibres, de l'absurde et de l'étrangeté.L'insoutenable légèreté de l'être
Plus connues, mais tout aussi ténues, sont ses «One Minute Sculptures»... Le corps de l'artiste lui-même ou celui de volontaires deviennent ici les matériaux de «sculptures» humoristiques et éphémères (et dont la trace sera éventuellement une photographie ou une vidéo) : une femme haut perchée sur un balais, une autre qui semble avoir été écrasée par une valise, un homme en équilibre précaire sur deux ballons, un banquier avec des asperges dans les narines, une jeune fille émergeant d'un sac de voyage... Autant d'attitudes sculpturales absurdes qui provoquent de petits dérapages et narguent l'esprit de sérieux. Les visiteurs de l'exposition sont invités à réaliser eux-mêmes quelques «One Minute Sculpture» : tenir en équilibre contre un mur avec des ustensiles ménagers, s'asseoir et respirer profondément en pensant à Spinoza, mettre une peluche rose dans sa braguette et penser à la peur...! Les idées d'équilibre fragile, de point de bascule vers l'incongru et le ratage, de mise en suspend du monde, traversent nombre d'œuvres d'Erwin Wurm. On pourra découvrir encore deux gros bloc blancs appuyés sur des pamplemousses, une voiture en équilibre sur deux roues et un gros feutre noir... Bigger than life
Jouant avec le ténu et la fragilité, Erwin Wurm peut tout aussi bien s'amuser avec "l'Enaurme", le gonflement du réel, sa distorsion et sa caricature dans des figures grotesques. On rencontre ainsi dans une salle un couple de gros bonhommes : l'un au corps dilaté comme une sphère prête à éclater (L'artiste qui a avalé le monde) et l'autre ceint d'un grand disque (L'artiste qui a avalé le monde quand il était encore plat)... Lecteur boulimique de philosophie et de sciences humaines ou dures, Ervin Wurm interroge les fondements du savoir et la relativité de la connaissance. Le musée présente aussi deux de ses œuvres les plus fameuses : sa Fat House, une maison boursouflée de plusieurs mètres de haut et sa Fat Car, voiture obèse aux contours de cellulite que n'aurait pas reniée Cronenberg. Soit deux objets hybrides entre technologie et biologie, chose matérielle et être vivant ; deux idéaux ordinaires de nos sociétés (avoir une grande maison, avoir une belle voiture) outrés ici jusqu'à la démesure et une bouffonnerie symbole de surconsommation et de trop plein de richesses. «La Fat Car et la Fat House lient ensemble la technique et la biologie, avec une référence à Erich Fromm selon qui nous représentons aussi ce que nous possédons et pas seulement ce que nous sommes», confie Wurm. Dans deux vidéos, la Fat Car parle et anone un discours absurde sur le temps ; la Fat House, quant à elle, s'interroge avec inquiétude sur sa double condition d'habitat et d'œuvre d'art. Comme bien des personnages ou des objets de l'artiste, la Fat House traverse une véritable crise d'identité, les catégories vacillent et craquèlent, l'angoisse s'en mêle... Par le vide ou le trop-plein, mais toujours avec beaucoup d'humour, Erwin Wurm s'inquiète et inquiète le réel, le trouble et le tord, élabore ses œuvres comme autant de symptômes des angoisses ou des malaises d'aujourd'hui, des petits tracas de la ménagère jusqu'aux grandes questions politiques et philosophiques contemporaines.

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