La fracture morale

Bilan / Pendant que les cinéastes voient le monde en noir, les spectateurs rêvent d'évasion : à qui la faute ? Christophe Chabert

Drôle d'année cinéma ! Après neuf mois de disette, à désespérer de la créativité des cinéastes en activité (à l'exception, fulgurante, de Terrence Malick), le dernier trimestre a vu une vague de très grands films s'abattre sur les écrans, comme on n'en avait pas connue depuis des lustres. Les grands metteurs en scène ont signé des œuvres dignes de leur rang (Scorsese, Verhoeven, Altman, Eastwood, Resnais ; il n'y a que De Palma qui a vasouillé son Dahlia Noir...) et les maîtres en devenir se sont surpassés (Del Toro, Nolan, ou le grand triomphateur de notre top 10, Bong Joon-Ho avec The Host). Sans oublier ceux qu'on n'attendait pas : Cuarón et ses Fils de l'homme, le Hongrois Pálfy et Taxidermie, ou Satoshi Kon et son animé Paprika.Le monde en faceCette fracture temporelle (qui trouva son point culminant avec un festival de Cannes atone, du moins sa sélection officielle et son palmarès) n'est pourtant pas grand-chose quand on la compare avec la fracture morale qui s'instaure inexorablement entre les cinéastes et les spectateurs. Car le tableau dressé par cette série de chefs-d'œuvre sur l'état du monde n'est pas réjouissant : pessimisme et lucidité, violence généralisée et souffle glacial de la mort en marche, désespoir latent et faillite de la démocratie face aux intérêts privés... Ces grands films-là n'ont pas l'intention de nous laisser en paix, nous rappelant sans cesse que nous sommes en guerre, là-bas hier certes, mais aussi ici et maintenant. Ce à quoi le public répond : «Foutez-la nous, la paix !». Si les échecs de Mémoires de nos pères, The Host, Black Book ou Les Fils de l'homme peuvent s'expliquer par des stratégies de distribution souvent débiles, ce tir groupé de revers commerciaux révèle aussi une certaine tendance publique à refuser de regarder les choses en face. «Encore de la guerre ! Encore du sang ! Encore de la tristesse !» Les media, plus que jamais vecteurs d'une idéologie sournoise, fixent ainsi à l'art une place dérisoire (se distraire, se changer les idées, passer un bon moment... ) et s'octroient qui plus est le contrôle anxiogène d'une parole à chaud et sans recul sur une actualité effectivement inquiétante. Quitte à se fâcher avec certains, disons-le : le cinéma, pour nous, n'est pas cet espace confortable et rassurant où l'on s'évade dans une médiocrité rance (des Bronzés 3 au Da Vinci Code, de Camping à Pirates des Caraïbes). Et qu'on ne vienne pas nous parler d'élitisme, car il y a plus de spectacle dans Les Infiltrés, Mémoires de nos pères ou The Host que dans les navetons sus-cités, plats comme des téléfilms de deuxième partie de soirée. Mas ce spectacle-là PENSE et n'abandonne pas un pouce de terrain à la démagogie ou à la facilité. 2007, année électorale dans notre beau pays, verra-t-elle le cinéma résoudre cette fracture morale, avant qu'il ne soit trop tard ?

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