Afrique : non coupable !

Interview / Avec «Bamako», Abderrahmane Sissako raconte sous la forme d'un procès fictif les ravages de la mondialisation en Afrique, libérant une parole politique longtemps ignorée. Propos recueillis par Christophe Chabert

Comment est né ce mélange de réalité et de fiction qui caractérise Bamako ?Abderrahmane Sissako : Dès le départ, je voulais faire un film, pas un procès, même si le procès était l'idée première. Tout film veut communiquer, plaire, se rendre accessible. Je savais que j'allais quitter le procès, que j'allais y revenir, mais que l'extérieur était important, qu'il ne fallait pas de la parole tout le temps, qu'il fallait la quitter pour laisser le spectateur entendre ce qui avait été dit et être disponible pour écouter de nouveau. J'ai donc choisi ces moments de silence, d'évasion, des choses complètement différentes du procès.Concernant le procès, quelle a été votre méthode pour créer cet effet de réel ? Je pense aux avocats, ont-ils écrit eux-mêmes leurs plaidoiries ?Avec eux, j'ai fait un travail préalable plus d'un an avant le tournage. Toutes les documentations que je trouvais sur les questions de la mondialisation et des institutions, je les partageais avec eux, pour qu'ils sachent de quoi l'on parle. Ce sont des avocats d'affaire, qui ne sont pas vraiment familiers de ces sujets-là. Deuxième chose : je savais que ce n'était pas à moi d'écrire ce qu'ils disaient. L'avocat se nourrit de dépositions de témoins et c'est à travers cela qu'il trouve ses formules et sa façon de parler. Son but est d'émouvoir, de convaincre, et il le fait avec ses propres mots. Par contre, il fallait que le dispositif amène des témoins qui puissent enrichir leurs plaidoiries, et ça, c'était mon rôle.Les témoins aussi sont dans leur propre rôle ?Oui. Quand tout un pays ou tout un continent vit une situation comme celle-là, il suffit de sortir dans la rue et de demander : «Est-ce que tu veux parler ?» ; les gens sont victimes de ce qui leur arrive, quelles qu'en soient les raisons. Mais ceci dit, je les ai cherchés dans les associations de Bamako, celles qui défendent les déflaqués des chemins de fer, les compressés de la fonction publique... Je les ai rencontrés, interviewés et, selon l'émotion que les uns et les autres dégageaient, j'ai choisi ceux qui témoigneraient.L'émotion seulement ? Pourtant, ils arrivent avec des arguments solides...Pas seulement, en effet. Je mets l'accent sur l'émotion parce qu'on est au cinéma, mais la première chose, c'est qu'ils aient quelque chose à dire. Ou qu'ils n'arrivent pas à le dire, car il y a un témoin qui ne parle pas...On a le sentiment que leur parole acquiert immédiatement une légitimité absolue...Mais c'est la réalité. Notre réalité, l'Europe n'en a pas conscience...C'est ce que dit l'avocat au milieu du film...Absolument. L'Europe est loin de cette réalité : elle est peu racontée, rarement par elle-même et pas sur des sujets aussi importants que ça. Il faut écrire le présent d'une manière juste, pour que le regard de la jeunesse soit un regard plus juste sur la réalité de ce continent qu'est l'Afrique.Les scènes de comédie sont-elles nées d'accidents du tournage, par exemple celle des Ray-Ban ?C'était écrit, et l'avocat a, à ce moment-là, fait l'acteur, il est rentré dans le jeu.Quitte à avoir le plus mauvais rôle...Oui. J'avais la scène dans la tête, il fallait surtout la mettre en scène. Beaucoup de scènes comme celle-là n'étaient pas écrites, je n'écris pas beaucoup d'ailleurs.Bamako est-il une variation autour du Nashville de Robert Altman ?Je ne connais pas ce film...Les rapports sont nombreux : le côté film-choral, l'utilisation de la parole politique, l'importance de la musique, le rôle dramatique souterrain d'une arme à feu... Et surtout, les deux titres l'indiquent, il s'agit d'observer une petite communauté qui réfléchit tout un pays...Ça, c'est très très juste...Parlons de l'importance de la musique...Il y a plusieurs musiques dans le film. Concernant le chant de Melé, je savais que ce personnage aurait peu la parole, qu'il ne serait pas présent pendant le procès, mais je voulais qu'elle existe émotionnellement, et la musique peut permettre ça. Je souhaitais aussi créer pour elle un lieu de travail nocturne et hors de la cour. Cela permettait de montrer la solitude de chacun, et de souligner la rupture avec son mari.L'histoire de l'arme à feu donne le ton au film : au départ, c'est un élément assez pittoresque, comique, mais c'est lui qui fait basculer le film dans le tragique...Dès le début, on parle de la mort, le cameraman amateur dit qu'il ne veut pas filmer le procès, car il veut filmer le réel, et le réel, ce sont les morts. C'est ce qu'il fait à la dernière image du film. L'idée de mort est dans la tête de chacun dès le départ.Le procès ouvre un espoir pour que la parole des citoyens africains soit enfin entendue, mais le film est assez désespéré dans sa fiction...Il colle à la réalité et la réalité est désespérante. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'optimisme, mais la désespérance est réelle. L'espoir existe quand même dans le film, car l'enfant ne meurt pas, et l'enfant, c'est le futur. Même le malade, qui est couché pendant tout le film, est debout à la fin. Ce sont les deux signes d'espoir. En analysant le film, on peut saisir ces choses-là, mais on peut ne pas les saisir non plus, et ce n'est pas grave pour moi. En tant qu'artiste, ce qui est important, c'est ce que j'ai envie de dire et comment je vais le dire.

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