La vie Théodore

Expo / Exceptionnelle tant sur le plan esthétique que théorique, l'exposition Géricault, la folie d'un monde au Musée des Beaux-Arts, jette sur son œuvre un nouveau regard, lui rendant toute sa dimension politique et sulfureuse. Démentiel. Jean-Emmanuel Denave

Bruno Chenique, commissaire général, nous prévient : "Cette exposition Géricault n'est pas une monographie mais un parti pris, un nouveau regard sur le peintre. Géricault reste à redécouvrir : il existe très peu d'archives, il meurt à 32 ans et son atelier est totalement dispersé ; l'attribution et la catalographie" de ses tableaux sont encore en cours... L'exposition porte un regard esthético-politique sur son œuvre, restituant Géricault dans son contexte historique et politique violent (la fin de l'Empire, la Restauration...). Géricault appartient au premier romantisme : le romantisme politique, sensible aux fonctionnements et dysfonctionnements de la société". Il s'agit donc de casser quelques idées trop longtemps reçues sur Géricault (1791-1824), et notamment le mythe romantique de l'artiste maudit et fou, tourné uniquement sur les tourments intérieurs d'un ego démesuré et le seul registre de l'art pour l'art... Non : Géricault s'est plongé dans la folie du monde, c'est un peintre d'Histoire et un peintre ô combien politique. Le lyrisme disloqué et révolté, ou la tension sourde et hypnotique de ses tableaux embrassent tout ensemble les sphères de l'intime, de l'angoisse face à la mort, de l'enfance, du peuple petit ou grand, des frasques et des scandales politiques de son temps... Corps de chair abouché au corps social, révolte des sens et révolte des idées, insoumission simultanée à l'académisme des formes et à la bêtise de son temps. Quel bonheur alors que de parcourir cette exposition ouverte aux quatre vents des sensations, des émotions, des idées et des prises de position (allégories, symboles, messages politiques...). Et qui maintient ensemble le sensible et l'intelligible, le poétique et le politique, sans privilégier l'un au détriment de l'autre. Fait rarissime dans le domaine de l'histoire de l'art.La part mauditeÀ travers un parcours à la fois chronologique et thématique, l'exposition présente quelque 140 œuvres de Géricault : 40 peintures, deux sculptures et une multitude de dessins superbes et virtuoses. Parmi ces œuvres : beaucoup d'inédits, des œuvres récemment attribuées et d'autres jamais montrées depuis 1924. Les tableaux célèbres absents (Le Radeau de la Méduse, etc.), qui ne bougent plus des grands musées, sont évoqués ici par un élégant système de voiles imprimés. Douze espaces thématiques, sobres et aérés, déclinent l'opposition du peintre au militarisme napoléonien, sa vision politiquement peu correcte de la Restauration, son intérêt marqué pour les marginaux et les exclus (les mendiants, les brigands, les condamnés à mort, les fous...), ses traversées parmi les territoires de la sexualité ou de la mélancolie... Entre ombre et lumière, Géricault plonge le scalpel de son regard parmi tout ce que la normalité ou la société refoulent. "L'Autre" est une des grandes constantes de ses tableaux, apparaissant sous ses visages et ses formes les plus divers : l'horreur de membres découpés et sanguinolents, le cannibalisme cru de ses esquisses pour Le Radeau de la Méduse, l'anti-héros campé sur son cheval au regard traversé d'angoisse, la détresse poignante d'une "Pauvre famille", les hommes de peu qui annoncent Courbet, les scènes de rue et de bagarres, les ambiguïtés de l'enfance, le vent licencieux des pulsions et du désir... Incroyablement libre dans son trait comme dans ses sujets, Géricault a exploré toutes les strates de la part maudite de sa modernité... de notre modernité pourrait-on ajouter, tant certaines de ses audaces restent d'actualité. Et ce sans détour ni pingrerie : l'énergie bouillonne à fleur de chair et de toile, les cadrages sont souvent frontaux et resserrés, les regards directs et puissants, et les scènes plus apaisées sont déchirantes d'émotions silencieuses.Pour vous mettre l'eau à la bouche...Il y a bien sûr des tableaux qui coupent le souffle plus que d'autres comme cet incroyable Portrait d'Alfred et Elisabeth Dedreux (voir ci-dessous). Ou bien cette femme noyée avec son enfant mort (Scène de naufrage), échoués sur une plage entourée de ténèbres indéchiffrables ; et ce Portrait de Laure Bro, d'une beauté et d'un mystère sidérants, annonçant déjà Manet. Ces deux tableaux sont classés sous le thème de la mélancolie : "Géricault est mélancolique au sens psychanalytique du terme, soumis à un deuil impossible dont on ne connaît pas la nature. Cette mélancolie a aussi pour conséquence une ultra-sensibilité à son époque, avec un regard aussi noir que chez Goya", note Bruno Chenique. Il est encore des œuvres titillant nos penchants sensuels : Satyre et Bacchante, sculpture carrément pornographique ; ou le petit tableau Trio érotique et ses débauches de chairs, de drapés et de possibles combinaisons sensuelles. Il paraît, pour l'anecdote, que Madonna voulait en faire l'acquisition et que le Met' de New York l'a trouvé trop osé pour ses collections. Autre anecdote, rappelant que le sexe chez Géricault n'est, lui non plus, pas sans lien avec le politique : à l'annonce de la révocation de Decazes, le ministre favori de Louis XVIII, Géricault a "laissé éclater sa raille politique et fêté la nouvelle en baisant" (Bruno Chenique)... On retrouvera aussi la carnassière Monomane de l'envie du Musée des Beaux-Arts (dite aussi "La Hyène de la Salpetrière" !) accompagnée de deux autres monomanes (la série complète de Géricault comporte cinq monomanes, interrogeant la psychiatrie moderne, émergeante à l'époque). L'exposition se termine avec Le Convoi du cheval mort, petit dessin funèbre et troublant où une carriole emporte vers un horizon inconnu sa charge de mort mais aussi d'insondable mystère... Géricault la folie d'un monde, jusqu'au 31 juillet au Musée des Beaux-Arts

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