"Créditer l'illusion"

Théâtre / Emmanuel Meirieu donne une suite à son génial Baby King avec The Night Heron du même Jez Butterworth : ce metteur en scène essentiel a toujours remis sa manière de faire du théâtre sur l'établi pour en conserver la singularité et l'audace. Rencontre, moins de 48 heures avant la première. Propos recueillis par Christophe Chabert

Comment as-tu découvert Jez Butterworth, l'auteur que tu avais adapté dans Baby King et maintenant avec The Night Heron ?Emmanuel Meirieu : C'est Loïc Varraut [acteur dans Baby King et The Night Heron] qui m'a fait découvrir Baby King. Jean-Christophe Hembert [metteur en scène lyonnais et acteur dans Kaamelott] était en possession du texte et il ne l'avait pas lu. Je cherchais un texte pour six comédiens masculins, Loïc connaissait mes références et mon goût pour le cinéma américain et il a pensé que ça correspondrait à mon univers.Tu n'y as rien changé ?Ça collait parfaitement avec mes acteurs, le lieu, mes thématiques, c'était du sur mesure.Sauf l'âge des personnages, peut-être...Oui, car je voulais caster Jean-Marc Avocat. Dans le texte, il y a deux personnages centraux, Mickey et Baby, qui sont trentenaires et rivaux. Mais ce changement dans l'âge des personnages a très bien fonctionné. J'ai découvert après coup que Butterworth s'était inspiré d'American Buffalo de David Mamet pour ce tandem, et chez Mamet il y a un personnage de 50 et un de 30, comme nous l'avons fait... C'était pertinent en fait.Tu t'étais renseigné sur la personnalité de Butterworth ?Pas tellement. Les choses se sont passées tellement vite. J'ai eu le texte en janvier, je l'ai lu en février et on a attaqué les répétitions fin mars. On ne savait pas du tout ce que c'était, on était même assez décontenancé par le langage, par le rythme.Tu as ensuite cherché s'il avait écrit autre chose, et tu es tombé sur The Night Heron...Exactement. Je l'ai fait traduire rapidement par une amie prof d'anglais. Il y avait un autre projet en cours, qui a capoté, j'avais un délai d'une semaine pour me retourner...En quoi Butterworth est-il différent des autres auteurs de théâtre ?Déjà, en France, quand on pense réalisme, on pense mauvais vaudeville, alors que le vaudeville est tout sauf réaliste. Butterworth est vraiment réaliste dans son écriture.Au niveau de la langue ou des situations ?Les deux. C'est aussi un scénariste de cinéma. En terme de dramaturgie, il n'y a aucun équivalent en France.Pourtant, la langue est très stylisée. Est-ce que ce n'est pas aussi la manière de le jouer qui est réaliste ?Sincèrement, je pense que cela m'a permis de créer un style de jeu, mais c'est le texte qui m'a permis de le faire. Il peut d'ailleurs être monté de manière plus conventionnelle. Mais il est très exigeant, et ce qu'on essaie de faire avec les acteurs est aussi très exigeant : de l'hyperréalisme. Mais c'est vrai que c'est très stylisé et travaillé, et c'est ça le plus dur : créer l'illusion de la vie sur un plateau de théâtre. Ce sont des mécaniques très précises, pas du tout chaotiques.Tu dis qu'aujourd'hui ton rôle de metteur en scène, c'est à 90% la direction d'acteurs...Même 99% sur ce spectacle. Je commence à comprendre les techniques d'acteur, et c'est un savoir-faire dont je n'ai trouvé trace dans aucun livre. C'est empirique, ça se découvre sur un plateau, et c'est très difficile. Je commence à peu près à savoir, mais je suis encore loin de ce dont je rêve. Sur The Night Heron, on était parti avec une régie technique assez lourde, et on a réduit de trois quarts les effets lumière et son. Ça pollue le jeu, ça pollue le récit ; c'est une nuisance vis-à-vis du sens et des enjeux.Malgré tout, Baby King, qui reposait sur peu de moyens, n'était pas un spectacle épuré. Il y avait une pensée réelle de l'espace.C'est difficile d'en parler tellement c'est technique. Mais tout est pensé. Il y a une table et quatre chaises, mais le placement des chaises, à cinq centimètres près, va changer les sensations de l'acteur, sa manière de jouer avec son partenaire. Les changements qu'on a apportés sur le plateau n'ont jamais été motivés par des considérations esthétiques, toujours par des questions de jeu.Ta volonté, c'est de jouer dans des petites salles pour garder la proximité avec le public ?Oui, et encore... Le studio de la Croix-Rousse est encore trop grand pour moi. Après, il y a des considérations économiques... Je peux me permettre de faire des expériences esthétiques à perte parce que c'est du théâtre public, mais je ne pourrais pas le faire dans le privé. C'est ce qui permet aussi aux spectateurs d'assister à un phénomène unique.Tu penses vraiment que c'est impossible sur un grand plateau ?Oui. On doit utiliser d'autres codes, ou alors seuls les dix premiers rangs pourront en bénéficier. Les autres auront les nuances de la voix si on sonorise, mais pas toutes les finesses de jeu. De toute façon, au-delà de ce problème, ma difficulté c'est de faire du théâtre dans un théâtre. Quand les gens arrivent à l'Élysée, ils n'entrent pas dans un théâtre, ils sont tout de suite dans le décor et n'ont pas des habitudes de spectateur de théâtre. Et ça change tout. Je me bats pour créditer l'illusion, alors que dans un théâtre, les gens savent que ce qu'ils vont voir est faux. C'est plus facile dans un lieu qui n'est pas un théâtre, où il n'y a ni cadre ni projecteurs.N'as-tu pas une amertume à voir que les techniques que tu employais, et qui t'ont valu de nombreuses et sévères critiques, sont aujourd'hui utilisées sur presque tous les plateaux ?Ça sera pareil dans 5 ans, je le sais. J'aime bien garder mon anonymat, profondément. L'injustice du théâtre, à l'inverse du cinéma ou de la musique, c'est qu'il n'y a pas de traces. Je me souviens qu'après Electre, un metteur en scène très renommé m'avait fracassé. Mais 6 mois après, j'ai vu sons spectacle et il y avait beaucoup de choses qui venaient du mien ; il n'a été fait mention de ça nulle part.Tu n'avais fait aucune promotion à la création de Baby King, aucune sur ce spectacle. C'est aussi cette volonté d'anonymat ?Au début, j'ai beaucoup joué avec le feu médiatique. Trop. Disons qu'il y a des films et des livres avec des personnages auxquels je m'identifie, et j'essaie de leur ressembler dans la vie. J'adore les justiciers anonymes [Rires].The Night HeronAu Théâtre de la Croix-Rousse Jusqu'au 11 décembre

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