La danse du K.O.

Analyse / La puissante création de Mark Tompkins, Animal, et le parcours atypique du chorégraphe sont symptomatiques de la récente métamorphose du champ de la danse contemporaine. Au beau geste est préféré le corps comme lieu d'invention, d'émotion et de résistance. Jean-Emmanuel Denave

Songs and dance l'an dernier : sur les coups de reins chantés de Prince, Mark Tompkins s'accouple lascivement avec un squelette ; ou, plus tard, tournoie en lentes vrilles dégingandées sur Stairway to heaven d'Aérosmith. Animal ces jours-ci aux Subsistances : en dresseur-éducateur sadique, Tompkins humilie un esclave-danseur perché sur un petit podium... Scènes fortes assurément, issues de pièces qui ne le sont pas moins, mais scènes assez déconcertantes pour le public venu voir, sur le papier, de la "danse"... "Je fais des spectacles vivants" résume l'artiste. Et quand on lui demande où il se situe parmi le champ de la danse contemporaine, voire dans ce que certains désignent comme celui de la "non danse", il répond d'un trait : "je suis ailleurs". Indomptable donc, inclassable, ce très sympathique escogriffe mord avec générosité à tous les registres pour mieux les fendre en deux. Son parcours est d'ailleurs emblématique de ce brouillage des genres... Sa première frontière franchie : celle des Etats-Unis où Mark Tompkins est né en 1954, pour émigrer à Paris à dix-neuf ans. Là il s'essaye au théâtre, connaît toutes les expériences informelles propres aux années 1970, découvre la danse en autodidacte avec son ami chorégraphe Harry W. Sheppard, s'enthousiasme pour la post-modern danse et le contact-improvisation de Steve Paxton. Théâtre, danse, performance, improvisation... Mais aussi littérature avec l'influence majeure, et toujours vivace, de l'écrivain Gertrude Stein, sa "grand-mère spirituelle". La compagnie de Mark Tompkins, fondée en 1983, porte d'ailleurs le nom d'un des romans de Gertrude Stein, "IDA", que le chorégraphe décline en un acronyme : International Dreams Association. Des rêves et des images contradictoires qui s'associent librement, des créations in situ dans des friches ou des chantiers qui s'entremêlent à des solos en hommage à Nijinski ou Joséphine Baker, des pièces qui moulinent dans la même marmite danse contemporaine et danse populaire, improvisation et lutte sportive, performance et ballades mélancoliques, auto-portrait et engagement politique... "Marre de faire le cabri"À propos de sa nouvelle création, Tompkins précise : "Animal est le nouveau spectacle de la compagnie, il a le label de la danse contemporaine, parce que ça fait 20 ans que je suis dans ce milieu-là, et parce que ce milieu est plus ouvert que le théâtre à des expressions qui dépassent les simples limites de sa propre discipline. Il est plus facile d'y aborder la musique, le chant, le texte, les arts plastiques... C'est clair que ce n'est pas un spectacle de danse, mais ce n'est pas un spectacle de théâtre non plus". Si Mark Tompkins reste un "OVNI" aussi indiscipliné que transdisciplinaire, il fait néanmoins figure de symptôme du remue-ménage qui agite la danse depuis une quinzaine d'années, voire en est peut-être, un peu malgré lui, l'un des précurseurs. Résumons : dans les années 1980, la danse contemporaine connaît en France une période fertile et glorieuse avec des personnalités telles que Jean-Claude Gallotta, Dominique Bagouet, Joëlle Bouvier et Régis Obadia... Au début des années 1990, une nouvelle génération de danseurs et de chorégraphes s'insurgent contre l'enlisement institutionnel des modes de production de la danse, contre l'académisme et l'esthétisme du spectacle (frontalité scénique, narration...), contre l'image donnée d'un corps idéalisé (beau, virtuose, homogène)... Alain Buffard en a "marre de faire le cabri", des lieux alternatifs (friches, espaces éphémères) germent un peu partout, la danse se mêle à d'autres champs artistiques, l'expérimentation et le politique reviennent en force... Jérôme Bel reprend, par exemple, les choses à zéro en se concentrant sur le corps-objet, Boris Charmatz s'ingénie à faire éclater le dispositif scénique en le retournant dans tous les sens, Emmanuelle Huynh inclut dans ses pièces des amateurs, Alain Buffard crée des pièces aussi radicales que politiques... Le corps toujours recommencéDominique Frétard (critique au Monde) a désigné cette mouvance hétéroclite du terme de "non danse". Une simple expression journalistique au départ qui a connu un destin un peu malheureux : on a pu y (mé)lire quelque chose de péjoratif (abandon pur et simple de la danse), ou à l'opposé en faire un concept marketing afin de "vendre" des créations à surenchères formalistes, surfant ainsi sur la vague d'une nouvelle mode... La "non danse" est en réalité un "non concept", ou plutôt l'attente d'un concept, une formule fourre-tout visant simplement à distinguer le refus d'une certaine forme de danse et l'émergence d'inconnu. Ces nouvelles formes radicales sont d'ailleurs les héritières, proches ou lointaines, d'au moins deux courants chorégraphiques : celui de la "danse libre" du début du XXe Siècle avec Isadora Duncan, la communauté de Monte Verità et autres dadaïstes ; celui de la post-modern dance et des performances des années 1970 avec Trisha Brown et Steve Paxton par exemple. Chacune de ces ruptures dans l'histoire de la danse est liée à d'importantes préoccupations politiques, et aux guerres en particulier (Première Guerre Mondiale, Guerre du Vietnam, et pour la danse après 1990 : guerres de l'ex-Yougoslavie, du Rwanda, d'Irak...) Le corps (nié, détruit) s'y trouve évidemment en première ligne... De manière générale, le corps est devenu, depuis plus d'un siècle, un des principaux objets d'exercice du pouvoir. Déchirant le rideau de fumée d'une esthétique chorégraphique repliée sur elle-même, les différentes ruptures en danse se sont concentrées sur la question du corps. Car, si le corps est le nouvel enjeu des pouvoirs, il est aussi ce à partir de quoi on peut inventer des formes nouvelles de résistance.

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