Le(s) fantôme(s) de Kubrick

Cinéma / Une rétrospective à l'Institut Lumière et deux livres dont un regroupant les archives du cinéaste, montrent que cinq ans après sa mort, le spectre de Stanley Kubrick plane toujours, irremplacé, dans les cieux de la cinéphilie. Christophe Chabert

Kubrick ou l'éternel retour... Mais qu'est-ce qui revient de Stanley Kubrick hanter le cinéma d'aujourd'hui ? Ses films ? La légende qui s'était construite autour de lui ? Une certaine vision de l'artiste-cinéaste omniscient, perfectionniste soit, mais avant tout avide de ne faire aucun compromis ni avec le système, ni avec lui-même ? Ou les idées, nombreuses et passionnantes, qui ont traversé son œuvre, abordant l'histoire et le devenir de l'homme, sa nature belliqueuse et ses pulsions érotiques, dans une ciné-philosophie qui n'a tout simplement aucun équivalent à l'écran ? L'ouverture des Archives de Kubrick réunies et publiées par Alison Castle montre aussi que le fantôme de Kubrick était déjà là avant sa mort, à travers des projets inaboutis qu'il avait développés avec sa maniaquerie habituelle. Trois films-fantômes dont deux ont été "matérialisés" par Spielberg (AI et Aryan Papers, projet proche La Liste de Schindler) forment non pas les ultimes pages d'une œuvre inachevée, mais plutôt ses marges raturées dans lesquelles, c'est bien connu, se trouve souvent la clé du génie. Impossible de faire comme si cette trilogie avortée ne pointait pas du doigt tout ce que Kubrick avait toujours voulu explorer : le passé (Napoléon), le présent (Aryan Papers) et l'avenir (AI) de l'humanité, conçus chaque fois comme un dépassement par des natures exceptionnelles. Autrement dit, un cycle de films qui correspond à un cycle métaphysique.2001 : le centre parfait2001, pour Kubrick, était l'année du dépassement. Avec ce qui reste comme un des plus grands films de l'histoire du cinéma, le cinéaste organisait déjà un scénario cyclique, allant de la naissance de l'humain (les grands singes) jusqu'à sa re-naissance (le fœtus spatial), cycle allant de pair avec la découverte, l'essor totalitaire puis la destruction de la technique. 2001, odyssée de l'espace, est aussi un accomplissement cinématographique : Kubrick ne tournera que 5 films par la suite, mais tous seront mesurés à l'aune de ce monument, d'une perfection égale à la complexité des idées qu'il exprime. L'avant-2001 est ce temps où il explore les genres, accepte encore des commandes, déploie une technique narrative et visuelle qui prendra ensuite tout son sens. Aussi grandioses que soient Lolita, Les Sentiers de la Gloire, Ultime Razzia ou Docteur Folamour, ils ne possèdent pas la force de suggestion des films de l'après-2001. D'ailleurs, Kubrick va les "refaire" ensuite (Eyes Wide Shut/Lolita, Full metal Jacket/Les Sentiers de la Gloire, Orange Mécanique/Docteur Folamour), la maturité et la liberté gagnées définitivement, bouclant ainsi une carrière à son tour cyclique. Voilà donc le cinéma de Kubrick : un centre sphérique et parfait (2001), et une autre sphère de films qui tournent autour. Ainsi accompli, sans début ni fin, son cinéma peut alors errer dans les mémoires du cinéphile. Fantôme, donc.Eyes wide shut : la fin est le débutC'est ce qui est si magnifique dans Eyes Wide Shut : arrivé au bout de son œuvre, Kubrick signe un film de jeunesse, un film intimiste sur une histoire de couple où c'est la femme qui porte la culotte du désir pendant que l'homme traîne sans fin la pauvreté de ses fantasmes et de sa culpabilité. Descendu seul du piédestal sur lequel on l'avait installé, Kubrick rappelle au passage une chose simple : s'il fait du cinéma, ce n'est pas par pulsion démiurgique, mais par plaisir de tourner. On sent dans chaque collure, chaque rime visuelle, chaque espace laissé au jeu des acteurs, chaque couleur dominante utilisée dans les scènes que le cinéaste laisse advenir un peu habituel danger dans ses dispositifs sous contrôle. Loin de la maîtrise, ce qui est bien le moins pour un film où rode la menace du dérapage incontrôlé hors de la bourgeoisie battue, l'égarement dans les méandres de la psyché sexuelle. Mais, on ne se refait pas, Kubrick ne laisse pas totalement le film lui échapper : le "fuck" final est un retour à la case départ (Kidman retirant sa robe à la première image). Sauf que cette boucle ne tue pas l'inquiétude qui aura circulé dans Eyes wide shut. C'est cette angoisse-là qui, à sa manière, hante encore cinq ans après un cinéma qui (Lynch et Cronenberg mis à part) ne cesse de délivrer des visions rassurantes du monde.L'aristocrate inquietL'inquiétude était là depuis bien longtemps, cependant. Inquiétude face au père qui veut buter son gamin, trop doué à son goût (Shining) ; inquiétude face à une guerre dans laquelle on abandonne ses valeurs propres pour devenir une machine à tuer, sans états d'âme et sans peur (Full Metal Jacket) ; inquiétude rigolarde face à l'armement atomique qui fait du faible d'esprit un fou dangereux (Docteur Folamour) ; et inquiétude envers une société démocratique qui nivelle tout par le bas, obligeant l'homme d'exception à se "réinsérer" dans la normalité et la pensée acceptable. C'est bien sûr l'Alex d'Orange Mécanique qui porte cette parole cynique à son apogée : le fœtus spatial de 2001 accouche d'un monstre violent et raffiné (bien habillé, lettré, mélomane), un aristocrate mutant sur qui le monde moderne, réacs sécuritaires et intellectuels progressistes dos à dos, va retourner sa sauvagerie pour le domestiquer. Mais, entorse à la règle des films de Kubrick, c'est Alex qui aura le dernier mot, quand le peuple soudain pris à son propre piège devra l'ériger en héros. Éternelle subversion d'Orange Mécanique : il montre que la grandeur n'est pas dans la possession de la culture et du pouvoir, mais dans la puissance d'un individu libre. C'est pour cela que le fantôme de Kubrick continue de hanter le cinéma : comme Alex, cette œuvre n'existe égoïstement que pour elle-même, ni pour le marché, ni pour les autres cinéastes. Pour la beauté du geste et la jouissance de l'esprit.Rétrospective KubrickÀ l'Institut LumièreJusqu'au 26 juin.

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