Woody dans tous ses états

Rétro / Avec Melinda et Melinda, Woody Allen s'offre une récréation théorique qui jette un éclairage nouveau sur son œuvre, longtemps admirée, récemment décriée. À contre-courant de la production américaine, elle mérite qu'on s'y replonge, au moment où elle commence à irriguer le cinéma contemporain. Christophe Chabert

En 2003, la sortie d'Anything Else avait fait brusquement changé notre regard sur la filmo récente de Woody Allen. Alors qu'on pensait le cinéaste définitivement occupé à bâcler en série quelques comédies aux pitchs usés et à la mise en scène approximative (Hollywood ending, de son titre à son propos - un cinéaste atteint de cécité - mettait en abîme ce sentiment de fin de partie), le voici qui reprenait une vigueur, une jeunesse et un mordant qu'on ne lui soupçonnait plus. Pourquoi ce film-là ne transpirait pas des faiblesses flagrantes sur les précédents ? Pour des raisons formelles d'abord : pour la première fois depuis Manhattan, Woody filmait en cinémascope, sous l'impulsion de son chef-opérateur Darius Khondji, qui attache une importance cruciale au cadre des films qu'il éclaire. Ce choix de l'écran large donnait à Anything Else une ampleur paradoxale : film de tandem plus que de couple, il permettait à Allen de passer le relais dans le plan à Jason Biggs (teenager remarqué dans la série des American Pie) qui, dans un personnage pourtant attendu (l'auteur juif new-yorkais), faisait autre chose que singer son modèle. Woody Allen, à l'inverse, se distribuait dans un rôle parfaitement antipathique de sioniste paranoïaque, plus porté sur la collection d'armes à feu que sur l'écriture, son job initial. La comédie sentimentale attendue se transformait en récit d'apprentissage voué à l'échec. Comme une confession bizarre : il n'y a pas de méthode pour faire du Woody Allen, pas de théorie d'une pratique elle-même évanescente.L'impasse
La carrière de Woody ressemble d'ailleurs à une suite de lignes brisées, de boulevards empruntés avec une certaine assurance, mais qui se terminent toujours en cul-de-sac. La première partie de son œuvre, la "période burlesque", s'achève ainsi avec Guerre et amour, son film le plus hilarant, mais aussi le plus personnel qu'il ait tourné à cette époque. Déjà, Allen ne tient pas en place, et transforme cette parodie de récits épiques en hommage à la grande littérature russe et à ses racines métaphysiques. Brèche ouverte vers la deuxième période, celle de la confession douce-amère, avec trois grands moments : Annie Hall, Manhattan et Hannah et ses sœurs. Mais Allen glisse dans cette autobiographie à épisodes des films traitant du cinéma et de son pouvoir : du point de vue du créateur (Stardust Memories), du spectateur (La Rose pourpre du Caire) ou des deux en même temps (ce formidable jeu de trompe-l'œil qu'est Zelig, à la fois parabole perso et canular bluffant). On peut même voir sa première tentative dramatique (Intérieurs) comme une façon de tester ses limites de cinéaste : jusqu'où puis-je aller dans l'appropriation d'un metteur en scène admiré (Bergman) sans me trahir moi-même ?Woody et Woody
Pendant près de dix ans (de 75 à 86), Woody Allen aura posé toutes les énigmes que les films suivants tenteront d'éclaircir. Enigmes qui tiennent en un dilemme entre tragédie et comédie, entre regard introspectif et regard sur son art, entre disparition et surexposition. Les films les plus intéressants sont d'ailleurs ceux qui jouent sur tous les tableaux (un pour chaque catégorie). Harry dans tous ses états démultiplie les alter ego alleniens en un système de poupées russes où chaque personnage naît de l'imagination (sexuellement débridée) d'un écrivain névrosé plus vrai que le vrai Woody. Maris et femmes, son plus grand film, brouille les frontières entre la réalité et la fiction, dans son histoire (Allen se sépare de Mia Farrow à la ville comme à l'écran), mais aussi par son dispositif (un faux documentaire qui anticipe les méthodes de la real TV). Enfin, Crimes et délits mélange pour la première fois le drame et la comédie, entremêlant deux histoires distinctes (un ophtalmologue assassine sa maîtresse, un réalisateur accepte une commande en laquelle il ne croît pas) pour les faire se rejoindre dans la dernière scène où les rôles s'inversent (le meurtrier est heureux, le cinéaste sombre dans la désillusion). Melinda et Melinda est comme la version théorique de Crimes et délits, faisant la démonstration que le rire est une chose nettement moins maniable que le mélodrame car moins apte à recevoir des émotions contradictoires : le second l'emporte fatalement sur le premier.L'héritage de l'Allen
Comment juger alors l'œuvre de Woody Allen, si chaque film vient démentir les leçons du précédent, et si son style (en dehors de son indéniable talent d'auteur) est impossible à définir (souvent taxée de "transparente", sa mise en scène est parfois extrêmement visible, de la caméra à l'épaule de Maris et femmes jusqu'au noir et blanc expressionniste d'Ombres et Brouillards). Il a fait de grands films dramatiques (Une autre femme) et des ratages sérieux (September) ; des comédies échevelées (Woody et les robots, Meurtre mystérieux à Manhattan) et d'autres lamentables (Maudite Aphrodite, Escrocs mais pas trop). Sa présence en tant qu'acteur n'est ni un gage de qualité, ni de cabotinage assuré. Et à chaque "période" correspondent des moments faibles et des moments forts. Impasse à nouveau ? Pourtant, Allen a vraiment inventé une forme, que l'on retrouve autant dans la télévision (et ses méthodes, notamment pour les sitcoms classes que sont Seinfeld ou Sex in the city) qu'au cinéma (il y a du Woody Allen chez Wes Anderson, Alexander Payne, dans la comédie romantique à l'Anglaise ou même le dernier Desplechin). L'économie de son cinéma (des productions modestes mais régulières) a finalement tenu la distance, traversant les âges du cinéma américain (les années 70 rebelles, la crise des années 80, le tout-pognon des années 90 et la nouvelle vague auteuriste des années 2000), y répandant à chaque fois ses thèmes et sa liberté de ton. Ce qui, en soi, est le signe d'une grande œuvre.

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