Dans la brume électronique

Festival / Vincent Carry, coordinateur général de Nuits Sonores, commente la sixième édition et le visage actuel du festival, son public, ses choix et son futur… Propos recueillis par Christophe Chabert

Petit Bulletin : Vous avez changé le sous-titre du festival en «electronic & indie festival» : on s’attendait à ce que la programmation suive ce changement, mais j’ai plutôt l’impression d’un retour aux fondamentaux…
Vincent Carry :
C’est la base line qui a suivi l’évolution de la programmation, pas l’inverse. On n’a pas cherché à ce que la programmation s’adapte, c’est plutôt le sous-titre qui s’est adapté à une réalité. Depuis le début, Nuits sonores n’est pas un festival exclusivement de musiques électroniques, il y a toujours eu des groupes qui venaient jouer guitare-basse-batterie, rock, pop, folk, hip-hop, jazz, musique expérimentale, punk…
C’était une manière d’être plus cohérent avec nous-mêmes ; même si nos racines culturelles sont électroniques, en grande partie issue de la scène techno de la fin des années 80 et du début des années 90, il y a cette diversité de points de vue dans l’équipe. On a évolué aussi, et on n’est pas isolés, la plupart des festivals de musique électronique ont suivi le même chemin. Ce sont aussi les artistes qui nous dictent ce que l’on doit faire.
Quant à savoir s’il y a un côté «back to basics»… Il y a peut-être des choses symboliques qui peuvent donner cette impression-là. J’en vois trois : avec les 20 ans du Rex, forcément, on se retourne vers l’histoire, mais on ne pouvait pas passer à côté. Le Rex nous a toujours fait confiance, ça a été la première institution électronique à nous avoir invité hors de Lyon. La deuxième, c’est Body and Soul à la Piscine du Rhône, avec les pères fondateurs de la house new-yorkaise. La troisième, ça serait éventuellement Laurent Garnier.Il y a aussi la Carte Blanche à Berlin…
On ne l’avait jamais fait avant !J’avais l’impression que si… C’est peut-être parce que Berlin a toujours été très présent dans la programmation générale du festival…
Il y a énormément d’artistes berlinois qui sont venus, effectivement, mais jamais autant que cette année !On sent aussi que Berlin, plus encore que Barcelone et le Sonar, a été la source d’inspiration du festival dès le départ…
Largement plus ! Il n’y a pas de scène barcelonaise déjà… Dans le Sonar, ce qui nous avait intéressés, c’est l’exemple d’un festival qui a réussi à s’imposer dans un pays comme l’Espagne à l’époque de sa création. Mais Berlin est LA source d’inspiration des programmateurs de Nuits Sonores, tant du côté de la scène électro-indé, que du côté de la scène techno électro minimale avec Ellen Allien, Ricardo Villalobos… Ils ont fait de cette ville un phare en la matière !
Paradoxalement, on n’avait jamais osé faire cette carte blanche, parce que trop touffue. Le fait que Berlin soit en recul, que les choses se posent et qu’on y voit plus clair — beaucoup y sont partis et en sont déjà revenus, je pense à Miss Kittin, pour qui Berlin a été un eldorado un peu trompeur — permet d’envisager Berlin dans sa réalité. Au-delà de la scène électronique, Berlin nous a aussi inspiré dans l’esthétique du festival, dans la manière de décorer les lieux par exemple. On aime la simplicité et la convivialité de la ville.Ce côté retour aux sources n’est donc pas complètement faux !
De toute façon, on n’a jamais cédé au buzz au niveau de la programmation…N’étant pas totalement spécialiste sur certains genres très pointus de l’électro, je ne saurais le dire…
Moi en tout cas je l’affirme ! Ça ne fait pas notre gloire, d’ailleurs. Un festival comme les Transmusicales à Rennes, que j’adore, est un festival qui reste emprunt de cette culture du buzz. Quant tu mets 25 newcomers avec trois ou quatre poids très lourds que nous ne pouvons pas nous offrir à Nuits Sonores, tu émoustilles la curiosité des professionnels, qui vont ensuite créer ce buzz. CQFD ! À l’inverse, on ne s’est jamais dit : tiens, ce groupe fait un buzz sur myspace ou dans les médias, on va le prendre à Nuits Sonores.
La règle de programmation, c’est de travailler en totale liberté par rapport à ça, avec des artistes qu’on aime et dont on est sûrs de la prestation qu’ils vont faire sur scène. Il arrive qu’on se plante, évidemment, notamment parce que les artistes, même les plus grands, ne sont pas d’une constance à l’épreuve des balles.Chez vous, il y a un côté on cherche des légendes vivantes…
C’est une petite partie de la programmation !Oui, mais c’est une continuité d’une édition à l’autre…
Oui, c’est même devenu une sorte de jeu. On souhaite qu’il y ait à Nuits Sonores un ou deux référents par édition. Légendes, on ne va pas exagérer, ça reste des légendes pour un public relativement restreint. Mais ils éclairent par leur histoire une histoire musicale contemporaine : The Fall, Père Ubu, Wire, qu’on reprogramme cette année, les Buzzcocks… C’est important de dire à des jeunes qui écoutent les fluokids et certains artistes de labels parisiens, que Daft Punk ce n’était pas dans années 60 ! C’est important de montrer d’où viennent les mouvements musicaux. Arty Farty est un lieu de débat musical, où tout le monde n’a pas le même point de vue sur l’histoire de la musique ou sur ce qui est intéressant aujourd’hui. L’exercice de la programmation est difficile : il y a beaucoup de contraintes économiques, pas tant pour faire venir du public car je pense qu’aujourd’hui on n’a pas besoin de têtes d’affiche pour le faire venir… La tête d’affiche du festival, c’est le festival ! Mais il y a quand même un niveau de dépenses artistiques que l’on ne peut pas dépasser. On fait venir beaucoup de gens en dates isolées car on n’est pas dans la saison des festivals, ni dans la période des tournées. Et puis il y a des équilibres à maintenir entre émergence et artistes confirmés, entre scène locale, scène nationale et scène internationale, entre les différentes esthétiques.
Le cahier des charges est assez complexe, et on y ajoute des questions plus subtiles : est-ce qu’on veut être un reflet de l’époque ou de ce qui s’est passé cette année ? Est-ce qu’on anticipe ce qui va venir ensuite ? Il faut que ce soit cohérent et que ça ait de la gueule…L’année dernière en venant au festival, il y avait quelque chose de manifeste : il y a deux publics, celui qui reste jusqu’à une heure du matin et celui qui arrive à une heure du matin. Et ces deux publics ne se rencontrent pas tellement…
Je ne ferais pas un distingo aussi net.Personne ne reste huit heures au festival !
Si… Il y a des gens qui aiment la musique et qui sont curieux !C’est une question d’endurance physique !
D’accord. Mais il y a plusieurs choses dans la question. Certains imaginent encore que la programmation est moitié Violaine Didier, moitié José Lagarellos. C’est faux, d’abord parce qu’ils ne sont pas les seuls à programmer. Et leurs univers se sont croisés en de nombreux points.Ce n’était pas vraiment la question !
Je pense effectivement qu’il y a deux catégories de public. La seule étude qu’on ait faite il y a deux ans montrait qu’il y avait un public de jeunes étudiants 18-25 ans, qui est très important, et qui est plutôt le public tardif, nocturne. Et il y a un public de trentenaires qui est le public urbain, lyonnais, parisien ou marseillais, pas seulement des fans de rock, mais aussi des fans de Garnier.Pour résumer les choses, je pense qu’il y a un public qui vient pour écouter de la musique, et un autre qui vient pour l’entendre… On retombe sur ce que l'on disait tout à l’heure : le premier public viendra pour la programmation, l’autre pour le label Nuits Sonores…
Tout à fait. Heureusement qu’il y a encore des gens qui viennent pour la programmation ! Un exemple très net : à l’Amphithéâtre de l’Opéra, le concert de Prefuse 73 est quasi-complet, Gangpol und mit est à peine au tiers de la jauge ! Quand je dis que Nuits Sonores est la tête d’affiche du festival, c’est une chance pour nous. Ça veut dire que les gens n’attendent pas de Nuits Sonores que l’on fasse comme les festivals financés par Live Nation ou Clear Channel, qu’on aligne Radiohead, REM et Björk. De toute façon, on n’a pas les moyens de le faire, et le festival ne se déroule ni à Eurexpo, ni au Stade de Gerland. On est dans autre chose. Le distinguo que vous faites, je le vois très bien, il existe, mais là où vous avez tort, c’est que la ligne de fracture se fait beaucoup plus entre les soirées.
Le vendredi, le public est plus pointu, il vient plutôt pour la programmation ; le samedi, on est avec un public club, qui est là pour faire la fête. Je ne suis pas gêné par ces deux postures-là. J’ai des souvenirs mémorables de concerts en live, les bras croisés, et j’en ai d’autres d’ambiances club pures et dures.Est-ce que vous n’allez pas subir de plein fouet cette différence-là quand va apparaître quelque chose qui ne s’est pas encore vu sur le festival, l’horrible mouvement de la tecktonik ?
Que les choses soient claires : on a eu un grand débat inutile en interne sur le sujet, et objectivement, on n’a rien contre. Ça me fait penser à Sidney à l’époque d’H.I.P. H.O.P….Avec plus de pouvoir d’achat, quand même !
Il paraît… J’avoue ne pas être un sociologue crédible du mouvement tecktonik ! Tout ce que je peux dire, c’est que ce mouvement n’est pas représenté à Nuits Sonores, ni sur scène, ni dans le public…Dans le public, on verra !
Il y a une zone tampon qui sont les fluokids, qui viennent quand on fait les soirées Ed Banger, Justice… Ce sont les grands frères, ils font l’interface. Par rapport à ces phénomènes-là, je suis content que l’on ne soit pas largué vis-à-vis des jeunes de 18-20 ans. Je ne plaide pas pour la classification culturelle de Nuits Sonores !N’y a-t-il pas un vrai risque de clash générationnel, tout de même ?
Mon modèle reste les Transmusicales, et ce festival ne peut pas être la risée des gens de 20 ans aujourd’hui ! J’espère que Nuits Sonores gardera sa capacité à parler aux jeunes. Mais je n’en fais pas une obsession non plus. Je ne me dis pas : il faut qu’on programme ça, sinon on perdra les jeunes… Ce ne sont pas des questions que l’on se pose. On essaie de maintenir une programmation cohérente et diversifiée. C’est rare d’ailleurs. Il y a une question que j’espère vous me poserez (rires), c’est l’entrée massive du capitalisme sauvage dans le monde des festivals.
Nuits Sonores est un des rares festivals d’une taille importante qui a les moyens de rester indépendant, du secteur public comme du secteur privé. Et quand je dis secteur privé, je parle de Live Nation, qui est le bras armé des fonds de pension américains et qui, après avoir agi en Europe, vient de s’emparer du Main Square à Arras, et va pouvoir s’attaquer frontalement à des festivals historiques comme Les Eurockéennes…
Là où je ne suis pas inquiet, c’est que nous ne nous battons pas sur le même terrain. Les festivals qui ont besoin de têtes d’affiche comme Bourges, les Eurockéennes ou les Transmusicales, eux, vont se retrouver en face de ces warriors de festivals, avec beaucoup moins d’argent.Sachant aussi que toute la chaîne des artistes est en pleine inflation : un artiste «du milieu» est beaucoup plus cher qu’il y a trois ou quatre ans, et les plateaux se réduisent !
Oui, mais paradoxalement on a à l’autre bout de la chaîne une émergence ultra-rapide et très spectaculaire qui permet de compenser en partie. Par exemple, Danger dont on assure le booking et qui va jouer à Nuits Sonores, est presque autant attendu que des artistes qui toucheront cinq fois son cachet !C’est la seule solution, inviter les artistes avant qu’ils ne soient plus abordables financièrement ?
On a fait jouer Justice il y a deux ans à Nuits Sonores, on l’a refait cette année au Transbordeur pour Échos sonores, mais dans deux ans on n’aura plus les moyens. C’est aussi simple que ça. On aura fait notre boulot, on l’aura fait à temps, c’est très bien. De toute façon, quand on n’aura plus les moyens de le faire, on n’aura plus l’envie de le faire non plus. C’est comme ça ! Faut pas trop s’inquiéter… Les artistes ou les tourneurs qui pètent les plombs, on leur dit d’aller chez Live Nation, car on ne peut pas leur dire autre chose ! On n’ira pas dans la plaine de Gerland de toute façon.À défaut de Plaine de Gerland, l’an dernier, vous disiez que vous en aviez marre d’être SDF car cela vous prenait beaucoup d’énergie pour trouver des lieux chaque année. J’ai le sentiment que la philosophie a changé : vous êtes très contents d’avoir trouvé les Usines SLI, mais vous êtes très contents de ne pas y rester !
Non, non, non, on n’est pas très contents de ne pas y rester ! Dans cette philosophie, il y a quelque chose qui est choisi, qui était un des principes du festival au départ. Mais aussi quelque chose qui est subit, puisqu’on aimerait se poser au moins trois ans dans un lieu principal. Je le dis parce que c’est faire peser une vraie menace sur le festival et sur l’association que de ne pas faire ce choix-là. C’est très dur. Je suis content d’avoir trouver SLI car en septembre je ne savais pas du tout où on allait aller.
L’an dernier, Les Subsistances ont été une roue de secours après avoir perdu quatre dossiers. Le cahier des charges techniques pour Nuits Sonores est tellement compliqué que les lieux susceptibles d’accueillir le festival n’existent quasiment plus. En plus, ce sont des lieux éphémères, comme Les Salins du midi… SLI aussi va disparaître immédiatement après le festival ; d’un côté, ça fait le charme de l’histoire, on sera dans les archives de la ville, comme un petit bout de patrimoine.
On fait vivre le patrimoine industriel une dernière fois avant sa destruction. Mais c’est quelque chose que l’on ne tiendra pas sur la durée. Rester dans un même lieu permet d’investir une bonne fois pour toutes : casser les murs pour faire des issues de secours, quand on l’a fait une fois, c’est fait pour les années d’après ! Et comprendre un lieu, faire des tests de son, cela prend des mois. C’est un boulot de dingue. Je pense que cette année, nous utilisons une des dernières hypothèses à l’intérieur des neuf arrondissements…Pour terminer, j’aimerais parler du couac pendant la campagne électorale autour de l’ELLAC. D’un côté, l’idée qu’Arty Farty s’en occupe comme d’un lieu de diffusion était dans le programme de Gérard Collomb ; de l’autre, Gérard Collomb affirmait que ce n’était pas dans ses priorités...
Sur le programme de Gérard Collomb, je n’ai rien à dire, c’est à eux de commenter ! Le problème pour nous est plus large que ça… Arty Farty arrive à un moment historique ; on fêtera les dix ans de l’association, on va préparer la septième édition du festival, et on a cultivé Échos sonores qui nous occupe une bonne partie de l’année. Pour tout un tas de raisons, on estime avoir une légitimité pour nous occuper d’un lieu de programmation à l’année, et il nous semble qu’il y a de la place.De la place, mais beaucoup de demandes aussi !
Tout à fait, mais je suis pour que d’autres pilotent des lieux à Lyon ! Que Grrnd Zéro ait un lieu, que Le Bistroy ou le Sonic puisse vivre normalement… Ça fait des années que je milite pour ça, y compris devant les collectivités locales. Mais ça n’empêche pas Arty Farty d’avoir son lieu. On y pense, et on envisage de le faire dans une échéance de 24 mois. Un lieu avec notre identité, notre culture, notre façon de programmer, notre manière d’être interface entre plusieurs esthétiques et notre envie de travailler sur l’image numérique. Il se trouve qu’on a déjà fait des choses sur l’ELLAC, que ce lieu est aujourd’hui scandaleusement sous-exploité, notamment en rapport à sa position charnière entre l’ancien monde de la Presqu’île et le nouveau du Confluent…On dirait George Bush qui parle de la «vieille Europe» !
(Rires) Le Confluent nous intéresse, on a nos bureaux là, on passe devant l’ELLAC tous les jours. C’est un des lieux possibles pour faire ça. Personne n’y avait pensé avant nous, on y a déjà fait des choses, ça nous donne une légitimité…Preum’s ?
Non ! J’ai écrit un projet, tout le monde peut écrire un projet. Et après, savoir si ce projet va exister ou pas, ça dépendra de notre capacité à convaincre les différents interlocuteurs. Rien n’est définitif, mais j’espère réellement qu’Arty Farty aura son lieu, ce sera un plus pour la ville.

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