Gentleman Bertrand

Rencontre avec Bertrand Tavernier, cinéaste-cinéphile revendiqué, à l’occasion de la rétrospective de l’Institut Lumière et de la réédition de son livre «Amis américains». Propos recueillis par Christophe Chabert

Petit Bulletin : La nouvelle version d’Amis américains, avec trois interviews nouvelles, surprend par ce choix de trois cinéastes-cinéphiles, ce qui n’était pas le cas des cinéastes que vous aviez interviewés pour la première édition.
Bertrand Tavernier : C’était pour aborder la raison d’être du livre, à savoir un livre écrit par un cinéaste qui est aussi cinéphile. J’ai pu écrire sur un certain nombre de réalisateurs et de scénaristes qui, à l’époque où je parlais avec eux, n’étaient pas vraiment reconnus. Budd Boetticher, c’est la première interview, Herbert Biberman, c’est la seule interview… Il y avait deux manières de prolonger ce livre : ou on continuait vers les nouveaux metteurs en scène et il n’y avait pas de frontière. J’aurais pu ajouter des interviews de gens que j’ai rencontrés comme Clint Eastwood, les frères Coen, Scorsese... Mais avec Thierry Frémaux, il nous a paru plus intéressant de prendre un autre angle, de trouver des gens proches de moi qui, dans leur propre pays, affichaient le même genre d’idées et qui parfois écrivaient. Joe Dante inonde les gens de mails et a beaucoup écrit dans Video Watchdog, Tarantino a fait connaître toutes ses opinions sur les films qui l’ont nourri ; Alexander Payne se différencie des deux autres car il parle plutôt de cinéma européen. Ça m’a paru intéressant de savoir ce qu’est un cinéaste-cinéphile, si la cinéphilie est une nourriture ou un problème.Une des grandes différences, c’est que Dante et Tarantino affichent cette cinéphilie au cœur de leurs films, alors que Payne le fait peu.
Il le fait dans les sujets de ses films. Les sujets chez Payne pourraient être des sujets de films de Comencini ou Risi. Chez lui, c’est plus qu’une référence : la démarche du film, le choix des personnages, sont marqués par une culture vraiment européenne. Lui adore ça : il dit que la musique d’Election est un remake de la musique du Pigeon. Il y a beaucoup de types de cinéphilie : celle qui aboutit à des clins d’œil, des citations, et celle qui se nourrit de différents types de cinéma. Je me reconnais plus en Payne que dans les deux autres.
Je n’avais jamais pensé à faire un rapprochement entre le cinéma de Payne et le vôtre. À la lecture de l’entretien, c’est évident : il choisit des sujets très précis comme l’avortement, le mécanisme électoral, les rapports nord-sud, et il construit les personnages, l’intrigue par-dessus. Le sujet prime…
…mais aussi la dynamique des personnages et des émotions. Le sujet et l’angle avec lequel on l’aborde. Le sujet, c’est quelque chose de vague, ça peut conduire à des idées générales : on va faire un film contre la guerre. Si on décide de prendre un angle comme Kubrick dans Les Sentiers de la gloire ou moi dans Capitaine Conan (1996), cela donne des films bien au-delà du «pour ou contre la guerre». Il faut combiner l’angle, le rapport aux personnages… D’une certaine manière, quand Dante fait Gremlins, il a un point de vue très fort sur le matériau qu’on lui donne, et une manière de le dynamiter franchement réjouissante.Dans votre carrière, il y a des films historiques et des films contemporains. Dans vos films historiques, vous avez une plus grande liberté pour brouiller les frontières entre le bien et le mal. Coup de torchon (1981) n’est pas un film sur la colonisation, le personnage de Noiret est plus universel et ambigu.
Je suis d’accord, mais je trouve que L627 (1992) et L’Appât (1995) correspondent aussi à ça. L627 est un film qui détruit un grand nombre d’idées générales et qui essaie de regarder certains faits pas très politiquement corrects. Un policier qui veut faire son boulot, étant donné la pesanteur de la hiérarchie, le sous-équipement et l’absence de formation, travaille dans l’illégalité. Toutes ces choses qui sont niées par le pouvoir, le film en est truffé. À un moment, il arrive au personnage d’avoir raison et tort dans la même scène. C’est ce qui donne la complexité d’un sujet. Comme dans Ça commence aujourd’hui (1999), le héros a souvent tort de se comporter comme il se comporte. Que ce soit les films contemporains ou historiques, ce sont des films qui refusent l’idée du héros qui résout tout, du personnage individuel opposé au monde et qui va recoller les morceaux. C’est beaucoup plus complexe que ça, ce sont des films anti-manichéens. J’essaie de ne donner au spectateur aucune porte de sortie facile, il n’y a pas de tirade libérale qui va amoindrir les actes du personnage.Dans L’Appât, quelque chose prête à débat : l’influence du cinéma américain sur le comportement de ces ados tueurs, notamment le Scarface de De Palma.
C’était dans le fait divers réel, ils avaient vu 64 fois Scarface. Ce n’est pas le cinéma américain, c’est la façon dont le cinéma peut agir sur des gens ignorants. Ce qui les fascine dans Scarface, ce ne sont pas les meurtres, ce sont les fringues, c’est la salle de bain luxueuse. Ils ne regardent même pas la violence dont doivent faire preuve les personnages, ils sont incapables de voir ça. J’ai vu plus de films policiers et violents qu’eux, cela ne m’a pas donné envie de tuer. S’ils avaient décrypté un tout petit peu ces films, ils auraient su que les coffres existent de moins en moins, qu’il ne faut pas prendre toutes ses victimes dans le même café… Ici, la sottise des trois personnages s’accumule ; séparément, ils n’auraient pas fait de mal à une mouche, mais ensemble ils vont commettre des actes que, même longtemps après avoir fait le film, je n’arrive pas à comprendre.Il y a des cinéastes qui travaillent avec un certain nombre de maîtres : Chabrol ne s’appuie que sur Lang et Hitchcock …
Moi, c’est plutôt le cinéma en général. Mes choix sont plutôt européens, Michael Powell, Renoir, Ophüls… Dans les Américains, beaucoup de mes cinéastes préférés, comme Tourneur, De Toth, Preminger, sont des exilés. Je n’ai jamais eu un cinéaste de référence. Parfois pour un film : par exemple, pour La Vie et rien d’autre (1989), l’auteur qui nous a nourris, Noiret et moi, c’est Ford, par son utilisation constante des plans larges où les personnages sont en groupe. Noiret est toujours filmé dans un environnement ; comme John Wayne, il est toujours au milieu de son monde, de la collectivité, de ce qui représente sa raison d’être à savoir une sorte de service public. La conception de Ford est déjà assez décalée par rapport au héros américain, pour qui la collectivité est souvent quelque chose de menaçant. Et à une époque où à la quarantième seconde vous êtes déjà en super gros plan sur un personnage que vous ne connaissez pas, regardez un film de Ford et vous verrez que le premier gros plan arrive à la quarantième minute. Il n’y a pas cette frilosité de cadrage actuelle.Pouvez-vous me dire quelques mots sur Electric Mist ? J’en avais découvert 12 minutes, il y a neuf mois, et depuis plus de nouvelles…
Il y a eu la grève des scénaristes qui m’a empêché pendant quatre mois d’enregistrer des voix-off que je voulais mettre. J’avais fait rapatrier le montage à Paris car je n’en pouvais plus. Mais le montage et le mixage sont terminés, je suis très très content du film, il représente exactement ce que je rêvais de faire. Je pense que Tommy Lee Jones est absolument le Dave Robicheaux idéal, il en a la violence, la colère mais aussi la compassion, la tendresse, l’ironie et l’amour du pays où il vit. Tommy Lee marche près des bayous, et vous savez que ça fait quarante ans qu’il est dans cet endroit. Je pense que le film est fidèle à l’esprit de James Lee Burke, qu’il en a le côté introspectif, le côté violent, et qu’on y sent l’influence du passé, la manière dont les crimes du passé finissent par motiver les crimes du présent.Ce que vous dites pourrait s’appliquer à votre cinéma : vous avez parlé de la Guerre d’Algérie, des deux guerres mondiales, mais dans la perspective d’ausculter le présent du pays.
Exactement. C’est pour ça que je me suis retrouvé en terrain connu avec Burke. C’est un Catholique, très progressiste, très anti-Bush, qui a une connaissance extraordinaire de l’histoire de son État. J’ai essayé de respecter son lyrisme, ses dialogues à la fois très littéraires, très nerveux et très drôles, avec des acteurs qui ont été une joie : John Goodman, Peter Sarsgaard, Kelly MacDonald, Ned Beatty, Mary Steenburgen… La plupart de ces gens étaient très engagés dans la bataille électorale du côté démocrate. À part le chauffeur de Tommy Lee Jones qui détestait Clinton et était entièrement pour Bush !

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Jeudi 27 novembre 2008 La réédition d’Amis américains est un événement à plus d’un titre. Non seulement il reprend, dans une version luxe (en grand format avec près d’un millier (...)

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X