Les couleuvres du pouvoir

Cinéaste majeur, longtemps tenu dans l’ombre des grands auteurs américains des années 70, Sidney Lumet peut aujourd’hui être apprécié à sa juste valeur : un infatigable procureur des disfonctionnements du système démocratique. La preuve avec la rétro de son œuvre à l’Institut Lumière. Christophe Chabert

Il est rare que la filmographie entière d’un cinéaste soit résumée dans son premier film. C’est le cas avec Sidney Lumet : 12 hommes en colère (1957) synthétise les deux axes qui vont marquer profondément son cinéma futur, à savoir son goût pour le huis clos d’inspiration théâtrale et sa manière d’ausculter les institutions pour en pointer les déviances et les dangers. Adapté d’une pièce de théâtre (Lumet a commencé par être acteur à Broadway, prenant la suite de son père, célèbre comédien yiddish), 12 hommes en colère montre comment un citoyen ordinaire (Henry Fonda) va retourner l’opinion des onze membres de son jury populaire, tous convaincus de la culpabilité de l’homme sur le banc des accusés, guidés par leurs préjugés et négligeant les failles de la procédure. Lumet pose en creux la question du fonctionnement d’une justice qui s’appuie, des deux côtés de la barrière, sur des individus égaux en droit, mais loin de l’être dans les faits. L’individu contre le système devient alors son thème de prédilection : délinquant marginal contre la puissance conjointe de l’état et des médias (Un après-midi de chien — 1975) ; flic intègre contre policiers corrompus (Serpico — 1973, Le Prince de New York — 1981) ; juge idéaliste contre ripou raciste (Contre-enquête — 1990) ; avocat en quête de rédemption contre hôpital négligeant (Le Verdict — 1982). En 2006, près de cinquante ans après son opera prima, Lumet bouclera cette boucle avec une ironie mordante en tournant Jugez-moi coupable : il s’agit à nouveau d’un film de procès, mais cette fois-ci le cinéaste s’intéresse exclusivement à l’accusé, un mafioso grandiloquent (incarné par le yakayo Vin Diesel, dans son meilleur rôle !) qui pointe les limites de l’instruction en retournant avec culot les arguments du politiquement correct en sa faveur.

Écrasés par le poids du système

Remarquable directeur d’acteurs, Lumet paraît à première vue ne s’appuyer que sur la force de ses sujets, la pertinence de leur dialectique scénaristique et la justesse de leur incarnation à l’écran. Autrement dit, la mise en scène se fait discrète, effacée, invisible, ce qui a conduit longtemps les cinéphiles à lui préférer des cinéastes stylistes comme De Palma ou Coppola. Pourtant, les années 70 sont pour Lumet un véritable âge d’or, où il enchaîne les chefs-d’œuvre et révèle un regard aussi aiguisé que celui d’un Eastwood ou d’un Huston : Le Prince de New York, son film le plus ample et le plus impressionnant, noie dans les plans larges son héros sous des architectures massives, le réduisant jusqu’à n’être qu’un point presque indiscernable à l’écran. Le combat de son flic (Treat Williams) est condamné d’avance par la mise en scène : le système sera de toute façon plus fort. Dans Serpico, c’est la construction du film qui affirme cette issue tragique : nous ne connaissons pas encore le personnage principal, et déjà nous le voyons agoniser à l’arrière d’une ambulance. Dans Network (1976), film magistral et d’une incroyable actualité, la télévision n’est pas que la cible d’un réquisitoire en règle de la part de Lumet : c’est avant tout un écran dans l’écran qui réduit, ternit et finalement détruit ceux qui s’y expriment. Synchrone dans son propos comme dans sa forme, le film démontre qu’aucune pensée n’échappe à ce nivellement par l’argent et l’ambition.

Arracher sa liberté

Lumet cultive aussi une veine plus intimiste, dans laquelle ses obsessions sont concentrées dans le destin de personnages solitaires, perdus ou en rupture avec leur milieu. À bout de course (1988) raconte la fuite constante d’une famille dont les parents furent d’anciens activistes gauchistes poursuivis par le FBI. Le film est raconté du point de vue du fils, tiraillé entre son attachement à sa famille et son désir de vivre une adolescence normale. Les héros de Lumet doivent ainsi toujours s’arracher à quelque chose pour espérer acquérir une réelle liberté : le flic taciturne joué par Sean Connery dans The Offence (1972) devra exprimer toutes ses frustrations, professionnelles et personnelles, pour espérer expier la bavure dont il vient de se rendre coupable. L’homosexuel incarné par Pacino dans Un après-midi de chien profite du ratage de son braquage de banque pour assumer sa différence au grand jour, devant une Amérique bientôt rangée derrière ce rebelle par accident. Du coup, la sortie en 2007 de 7h58 ce samedi-là, chef-d’œuvre tardif d’une filmographie devenue très inégale, n’était pas si surprenante. Tout tend vers cette tragédie familiale où un clan s’autodétruit par la double action d’un œdipe mal réglé et d’une pression sociale où il s’agit de sauver les apparences pour ne pas tomber dans le camp des perdants. L’inoubliable séquence où Philip Seymour Hoffman se rend chez un garçon diaphane que l’on prend d’abord pour un prostitué avant de comprendre qu’il est en fait son dealer, dit beaucoup de la confusion dans laquelle l’Amérique s’est réfugiée en trois décennies : le seul havre de paix au milieu de la violence des échanges du monde, c’est un shoot d’héroïne dans un appartement hi-tech. Lumet, à 80 ans passés, n’a rien perdu de son pessimisme lucide…

Rétrospective Sidney Lumet
À l’Institut Lumière jusqu’au 1er avril.

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