Reprise électrique

Danse / Maguy Marin reprend au Toboggan sa pièce choc et géniale, Umwelt. Soit une heure en apnée parmi des éclats de vie quotidienne, fragments sinistres ou lumineux en mouvement permanent. Jean-Emmanuel Denave

Une brève apparition puis une sortie en coulisses, un court instant passé entre deux miroirs, la buée d’un reflet vite effacée… Autant de définitions possibles de l’existence humaine. Une vie absurde, nauséeuse et qui soulève le cœur dans sa version Schopenhauer, Cioran ou Céline. Une vie pleine de possibilités, infiniment ouverte, débordant d’instants éternels en eux-mêmes, dans sa version Henry Miller, Lawrence ou Gilles Deleuze. Entre ces deux «facettes», la chorégraphe Maguy Marin ne tranche pas, mais les rassemble et les emporte dans un même souffle vacillant… La violence et l’amour, la cruauté et la tendresse, l'abjection et la beauté, la tristesse et la joie. Créée le 30 novembre 2004 au Toboggan, Umwelt est une pièce sous très haute tension, épuisant les possibles, allant jusqu’au bout du rouleau comme on dit. «Pour cette création, je suis, comme souvent, partie de Beckett et de l’idée d’épuisement, de dépouillement, d’épure. Umwelt signifie «milieu environnant» en allemand, et je me suis aussi appuyée sur la lecture de l’éthologue allemand Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain. J’ai travaillé en étroite collaboration avec mes interprètes, en essayant de sortir des codes de la danse, de les libérer de leurs capacités et compétences habituelles. Dans cette pièce, il est question tout simplement de savoir comment un corps affecte ou est affecté par d’autres corps. Et de décliner les variations possibles à partir du corps et de ses capacités, communes à tous» déclarait Maguy Marin en 2004. Face au miroir
Au fond du plateau, une cinquantaine de grands miroirs souples rectangulaires sont disposés en quinconce, oscillant au gré d’une soufflerie au bruit sourd et obsédant. Au sein de ce labyrinthe ressemblant à un palais de glaces de fête foraine, neuf hommes et femmes (danseurs ou non danseurs) vont faire de très brèves apparitions, exécutant un geste ou une action, avant de disparaître aussitôt. L’ensemble de la pièce est «couvert» de lourdes nappes de guitare électrique composées par Denis Mariotte… Seuls, à deux, à trois ou à plus encore, les interprètes surgissent des interstices du dédale miroitant pour : manger une pomme, se pincer le nez, se recoiffer, allumer une clope, enfiler un bleu de travail ou une blouse blanche, porter une plante ou un bébé à bout de bras… Ils se battent aussi, s’enlacent voluptueusement, se poursuivent, courent sans but, s’immobilisent face au public, le regard un peu absent et lointain… Dans Umvelt il n’y a pas vraiment de mouvement dansé au sens commun du terme, mais la pièce est une fascinante machine chorégraphique faite de rythmes, de jeux de lumières et d’images reflétées, de refrains de couleurs et de ritournelles gestuelles. Au milieu du flux de la vie, dans la tourmente agitée de la mécanique quotidienne, Maguy Marin donne à voir et à éprouver des fragments de corps, des entre-deux, des milieux incertains, des éclats de sentiments, mais aussi tout simplement le pouvoir, la séduction, le travail, l’intimité, la trivialité. Umvelt est un grand miroir mouvant, où rien n’est définitivement figé ni perdu, où rien n’est jamais gagné non plus. Face au public
Ceux d’entre vous qui s’attendent à voir de la danse ou à être caressés dans le sens du poil (appelons-ça «se divertir») seront passablement déçus en assistant à Umwelt. En 2004, les réactions d’une partie du public furent particulièrement rudes, un spectateur allant jusqu’à monter sur scène pour brutaliser un interprète. Quelques temps plus tard, au Festival Montpellier Danse, un autre spectateur monte sur scène pour singer la pièce… Maguy Marin en sera profondément choquée, bouleversée même, et créera par la suite Ha ! Ha !, pièce caustique sur un monde contemporain vide, friand seulement d’humour, d’évasion comique et de blagues. Aujourd’hui encore, lorsqu’elle prend la parole en conférence de presse (pendant la Biennale de la danse 2008), la chorégraphe ne peut s’empêcher de fulminer contre «ces gens cultivés qui se comportent comme des consommateurs dans des marchés». On saluera donc ici le courage des programmateurs du Toboggan et de la compagnie reprenant, sur les lieux mêmes de la controverse, cette pièce. Celle-ci, en ce qui nous concerne, n’a toujours pas fini de nous fasciner !Umwelt
Au Toboggan de Décines, les 20 et 21 mars.

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