Le bon genre cannois

Festival / Après cinq jours de compétition de fort bonne facture, une tendance se dégage : le festival de Cannes a laissé de côté les films pour festivals et a fait une place de choix au cinéma du plaisir intelligent. Avec Un prophète de Jacques Audiard en incontestable chef de file. Christophe Chabert

L’idée a surgi à la sortie du Taking Woodstock de Ang Lee, excellent film du samedi soir, feel good movie promis à un bel accueil en salles. Ce n’était pourtant que le cinquième long-métrage de la compétition, mais l’intuition que celle-ci avait cette année pour enjeu le retour des films qui d’ordinaire restent à sa porte, paraissait évidente. La veille pourtant, Bright star de Jane Campion, racontant la liaison entre le poète romantique Keats et une jeune fille de bonne famille revue façon pub La Laitière, nous avait échaudé. Mais l’académisme planplan de Campion s’inscrit dans un registre de cinéma culturel ayant ses adeptes et qui, lui aussi, avait déserté la sélection officielle ces dernières années au profit d’un cinéma d’auteur parfois suffisant et autiste. On trouvera sûrement des contre-exemples d’ici à fin du festival (Kinatay de Brillante Mendoza, mélange hallucinant et grotesque d’auteurisme glandeur et de série Z moralisatrice et gore, n’en est pas très loin), mais le programme à venir (Lars Von Trier, Tarantino, Gianolli, Resnais, Noé…) promet encore de belles émotions de spectateur.

Réservoir à gros poissons

Revenons sur le Ang Lee. Ce n’est pas un grand film, loin de là. Mais cette évocation du mythique festival rock par le petit bout de la lorgnette (une famille juive dont le fils a eu l’idée d’héberger le festival, ne se doutant pas que celui-ci allait changer sa vie et obtenir un retentissement mondial) est une comédie extrêmement bien torchée. Lee n’est pas un styliste, et il chasse ici sur les terres de Wes Anderson ; mais il le fait avec une telle vivacité, un tel sens du détail drôle et touchant — il faut voir l’horrible Liev Schreiber en travelo assurant la sécurité du site pour comprendre que le film est souvent irrésistible ! Belle surprise aussi du côté d’Andrea Arnold : on avait beaucoup aimé Red Road, primé ici en 2007 ; Fish Tank confirme que la cinéaste en a définitivement sous le capot. Certes, elle est trop amoureuse de ses plans (fort jolis, il est vrai) pour en sacrifier quelques-uns sur l’autel de la narration, ce qui rend le film un poil trop long. Mais elle possède ce qui fait le propre des grands metteurs en scène : elle sait contrôler les émotions du spectateur pour l’emmener sur des chemins de traverse, de la peur à l’émotion, du rire aux larmes (on en a versé une sur la fin). Et quels acteurs, bon sang, quels acteurs ! Quant à Park Chan-Wook, il est définitivement cinglé. Thirst n’est pas que l’histoire d’un prêtre qui se transforme en vampire : c’est un mélange de Dracula, du Journal d’un curé de campagne, du Facteur sonne toujours deux fois et de La Guerre des Rose dans une forme pop et visuellement époustouflante (épuisante, disent ses détracteurs). C’est trop, bien sûr, et le deuxième tiers est clairement le moins réussi, mais on préfère trop de générosité à trop d’égoïsme. Et la présence de cette comédie noire et baroque en compétition alors que l’autre film coréen marquant du festival, Mother de Bong Joon-Ho (bien, mais plus formaté) se retrouvait à Un certain regard, est là encore un signe fort de la part de Thierry Frémaux.

Prophète en son pays

S’il fallait trouver un étalon provisoire dans cette compétition, c’est de toute évidence Un prophète qui gagnerait le titre. On n’avait pas besoin d’une telle claque pour savoir que Jacques Audiard était un grand cinéaste ; mais avec ce cinquième film, il va falloir s’y faire : il est actuellement en France notre meilleur metteur en scène, juste devant Desplechin. Un prophète, c’est l’histoire de Malik, qui arrive en prison après une énième rixe avec la police, et n’y doit sa survie qu’à l’intervention d’un ponte de la mafia corse (Niels Arestrup, renversant !). Homme sans qualité sachant d’abord à peine aligner trois mots correctement, Malik va se transformer, au cours de ses deux heures trente haletantes, en parrain mais surtout, et c’est ce qui intéresse Audiard, en héros métaphysique. De son premier meurtre, il trimballera le fantôme d’abord menaçant puis curieusement bienveillant, figure shakespearienne et onirique inattendue dans un film au réalisme secouant. Et de cet apprentissage derrière les barreaux, Malik va tirer une leçon qui vaut pour tous : c’est, jusqu’à nouvel ordre, l’intelligence qui domine le monde, pas le bling bling, la politique ou les flingues. Retrouvant sans le vouloir les racines de la République contre la mécanique perverse du communautarisme, Malik finit par élaborer son propre code moral, pliant tous les réflexes de classe et d’ethnie à son désir d’avancer. Mise en scène énergique et somptueuse, acteurs (pour la plupart inconnus) en état de grâce, spectaculaire jaillissement de violence : il y a dans Un prophète tout pour faire un classique instantané du cinéma criminel. De là à en faire une Palme, il faudra franchir un jury souverain — mais, d’un coup, cela paraît presque anecdotique.

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