Blog : Cannes jour 8 : We love Lee

Poetry de Lee Chang-dong. La Nostra vita de Daniele Luchetti.

 Ouf ! Enfin, la voilà, la claque de la compétition, le film que l'on désespérait de voir durant ce festival, celui qui remet les pendules à l'heure et les points sur les i. Poetry de Lee Chang-dong a eu cet effet-là et on serait très fâché après Monsieur Burton et ses camarades du jury si le film n'obtenait pas au minimum la Palme d'or (le prix d'interprétation féminine et celui du scénario sont en option). Le cinéma de Lee, écrivain et éphémère ministre de la culture sud-coréen, a connu une montée en puissance depuis la découverte de Peppermint candy. Secret sunshine faisait déjà figure d'œuvre majeure, mais Poetry le surpasse encore. Madame Mija est une paisible grand-mère qui élève seule son petit-fils ; en sortant de la clinique après une consultation de routine, elle décide sans réelle raison de suivre des cours de poésie. Cette femme simple, souriante et dévouée traversera ensuite une série de drames qui vont entamer sa joie de vivre, mais lui offrir aussi un accomplissement intime dont le film tait pudiquement s'il sera son dernier. Un signe qui ne trompe pas : Poetry se coltine la plupart des grands thèmes qui ont parcouru les films en sélection officielle, mais évite un par un les écueils dans lesquels tous sont tombés. La maladie, la solitude, les rapports entre les vieux et la jeunesse, le besoin de trouver un sens à son existence quand celle-ci arrive à son crépuscule... Plutôt que d'en faire des sujets (et, par contagion, d'y apposer des thèses moralisantes), Lee Chang-dong utilise cette matière comme des motifs qui lui permettent sans arrêt de faire dévier le cours des scènes, totalement imprévisibles dans leur déroulé et leur conclusion. Le film peut dès lors aller gratter des recoins obscurs (le viol d'une adolescente, la sexualité d'un vieillard aphasique, l'argent tout puissant qui permet aux classes supérieures de préserver leur respectabilité) sans jamais tomber dans la dénonciation lourde ou la complaisance crado. Seuls comptent les trajets des personnages, leurs ambiguïtés et leurs moments de détresse ou de plénitude. Restait à réussir l'impossible : faire un film qui, à plusieurs reprises, se confronte à la représentation de l'acte et de l'art poétiques. Lee Chang-dong s'en approche avec une prudence de sioux, conscient du côté casse-gueule de l'entreprise. Il adopte d'abord la méfiance et la maladresse de Mija face à cette inspiration trop abstraite pour une femme qui a passé sa vie à se démêler avec le quotidien. Puis il envoie son personnage dans un club de lecture où le cinéaste filme sans jugement, avec une neutralité absolue, les poèmes déclamés par les convives. Sont-ils bons ? Sont-ils mauvais ? Peu importe, c'est l'acte de les lire qui compte et qui influe, positivement ou négativement, sur le rapport de Mija à la poésie. Enfin, Lee Chang-dong fait le grand saut : non seulement il doit faire entendre au spectateur la création écrite par Mija, mais il doit lui aussi faire œuvre poétique dans ses images. Et là, Poetry est carrément génial : la mise en scène, qui refuse obstinément de s'écarter de sa matière réaliste et crue (proche en cela de Secret sunshine, et à l'opposé des délires visuels et sonores d'un Iñarritu) va prélever sans aucun effet ni esthétisation manipulatrice la beauté du monde, jusqu’à ce qu'une vieille femme de soixante-sept ans ne fasse plus qu'une avec l'âme apaisée d'une enfant de treize ans. Le fleuve qui charriait un cadavre au début du film devient le reflet tranquille du temps qui passe, irrigué par les mots qui en accompagnent son cours. Des larmes plein les yeux, on crie au sublime. Comme on avait vu le meilleur film de la compétition, on était fin prêts à voir le pire. Oui, pire qu'Iñarritu, Montpensier et Un homme qui crie, déjà très hauts sur l'échelle du navet, c'est possible et c'est signé Daniele Luchetti, en plein trip Berlusconi avec La Nostra Vita. Il faut le voir pour le croire, mais ce mélodrame craignos réalisé comme un téléfilm de la RAI se vautre sans vergogne dans le cliché de l'Italien beauf, macho, frimeur et raciste, à coups de dialogues subtils genre "T'as déjà vu un noir construire un toit à sa cabane ?" ou "Si ma femme était vivante, j'aurais couché avec toi, mais comme elle est morte, j'aurais l'impression de la trahir". Au moins, les cinéastes italiens ont visiblement réglé leurs questions d’identité nationale… Ne cherchez pas là une forme d'ironie ; Luchetti pousse sans arrêt le spectateur à s'apitoyer sur ce parfait trou du cul, avec un sens très personnel de la morale puisque sa lâcheté et son égoïsme seront châtiés par un gentil happy end où il retrouvera famille, enfants et pognon dans une grande scène réconciliatrice. Il va falloir une solide argumentation pour nous expliquer la présence de cette daube en compétition — l'étape suivante, c'est un film de Franck Dubosc concourant pour la Palme. Car on a beau dire que les sélectionneurs font avec ce qu'on leur montre, on reste persuadé qu'il y avait au moins 100 films plus légitimes pour figurer au sommet du festival que cette Nostra Vita fétide, moche et inutile.

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