Festival de Cannes / La deuxième partie du festival de Cannes n'a pas plus convaincu que la première avec une compétition faiblarde et des sections parallèles pauvres en découvertes. Du coup, deux cinéastes ont emporté l'adhésion : Lee Chang-dong et Apichatpong Weerasethakul. Christophe Chabert
2009 était un cru exceptionnel ; 2010 restera une année faible pour le festival de Cannes. À quelques heures du Palmarès — pour cause de lundi férié et de bouclage avancé, nous ne pouvons le commenter ici — le bilan est sans appel : la compétition n'a pas réservé de chocs égalant Le Ruban blanc ou Un prophète l'an dernier, et on peine à trouver des équivalents aux Inglorious basterds ou Fish Tank de 2009. Pire : certains films présentés relevaient du navet pur et dur, comme le terrible La Nostra Vita de Daniele Luchetti, un téléfilm berlusconien nauséabond, ou l'impossible Hors la loi de Rachid Bouchareb, sans doute le blockbuster français le plus académique depuis Germinal de Claude Berri — à côté, Tavernier paraissait presque moderne, c'est dire ! Dans un registre à peine plus glorieux, l'effarant Biutiful d'Alejandro Gonzalez Iñarritu déballait un obscène bazar doloriste, sulpicien, démagogique et complaisant. Au rayon film d'auteur dont seul l'auteur a le mode d'emploi, Mon bonheur de l'Ukrainien Sergei Loznitza nous a envoyé dans le fossé à force de décrochages narratifs et de références cryptées — dommage, car le cinéaste démontre un réel talent dans sa mise en scène. Des hommes et des Dieux de Xavier Beauvois, plutôt bien accueilli, nous a laissé sceptiques : le film n'ose jamais rentrer visuellement dans le lard de son sujet, optant systématiquement pour les choix les plus attendus par rapport à ce qu'il filme, notamment ses très répétitifs rites monastiques. Enfin, deux grands cinéastes ont présenté des œuvres mineures dans leur carrière, mais quand même au-dessus du lot 2010. Kitano et son Outrage nihiliste, rageur et sans compromis, provoquant la colère de nombreux festivaliers ; et Ken Loach dont le Route Irish met du temps à démarrer (une heure) mais se termine dans une noirceur totale qui en dit long sur le désarroi anglais après la guerre en Irak. Un sujet que Doug Liman a planté en beauté avec Fair game, médiocre fiction de gauche uniquement sauvée par ses deux acteurs, Naomi Watts et Sean Penn.
Beaucoup de prétentions
En prenant un peu de champ et en élargissant le bilan aux sections parallèles — Un certain regard surtout, décevant lui aussi — on constatait un retour en force du cinéma d'auteur mondialisé, reposant sur des principes esthétiques verrouillés et peu productifs, sinon excluants. À ce titre, difficile de faire pire que "Rebecca H", déception majeure tant le jusqu'ici brillant Lodge Kerrigan s'y complait dans une pénible dissertation arty, véritable hold-up avec kidnapping de son actrice principale Géraldine Pailhas. Par ailleurs, Kaurismaki et Suleiman ont fait des émules en Hongrie (Pal Adrienn) ou au Pérou (Octubre des frères Vega) tandis que Gus Van Sant semble être devenu l'horizon des jeunes cinéastes américains (Two gates of sleep versant Gerry, The Myth of the American sleepover versant Elephant, auquel le très bizarre premier film français "Simon Werner a disparu" se référait aussi). Dans ce contexte, deux films ouvertement commerciaux ont séduit par leur efficace modestie : Blue Valentine de Derek Cianfrance, mélodrame cruel porté avec talent par le duo Ryan Gossling / Michelle Williams, et surtout le percutant Carancho, où l'Argentin Pablo Trapero change de registre et de braquet pour un thriller nerveux, carré, violent et très maîtrisé.
Quelques grammes de poésie
En résumé, entre une compétition agrégeant l'académisme mou et le cinéma Télérama et des sections parallèles rongées par des films plus hautains que d'auteur, le spectateur n'est pas souvent sorti vainqueur de ce festival. Cela a rendu d'autant plus nécessaires les deux seuls films majeurs de la compétition, Poetry de Lee Chang-dong et Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d'Apichatpong Weerasethakul. Aussi différents soient-ils, ils proposaient chacun une vision généreuse du cinéma. Poetry, le film le plus complet et abouti du festival, fait surgir dans un récit imprévisible, mélodramatique mais jamais démonstratif, une poésie d'autant plus subtile qu'elle ne se confond pas avec la quête du personnage principal, une grand-mère malade qui s'entête à écrire un poème pendant que sa vie se délite dans une série de drames. Quant à Oncle Boonmee, il offrait une des rares portes vers l'imaginaire pur, comme un conte pour enfants traversé par des pulsions libidinales, oniriques et métaphysiques. Si le film est contemplatif, on y trouve une conscience aiguë de la position du spectateur, notamment dans la manière dont Weerasethakul introduit l'humour dans son récit. On entre dans cette jungle hantée par les fantômes et les êtres mystérieux avec une déconcertante facilité, et on en sort avec un mélange de plaisir et de mélancolie, mais surtout avec le sentiment d'avoir vécu une expérience de cinéma unique, justifiant sur le tard les dizaines d'heures passées dans les salles cannoises.