Lumière 2010 : partie 3 Hors format, pur Forman

Curiosités 70’s, cinéma français oublié, certes. Mais dans ce festival Lumière 2010, il y avait quelques objets inconnus, hors format, qu’on allait découvrir à nos risques et périls, sans trop savoir de quoi ils retournaient. Heureusement, notre curiosité fut largement récompensée. Notamment avec le film inédit de Milos Forman, "A walk worthwhile" ("Une promenade bien méritée"), tourné il y a deux ans et a priori destiné à la seule République Tchèque. C’est en effet un film tout à fait étrange, hybride et difficilement exportable. Au départ, il s’agit de la nouvelle création d’un opéra jazz monté au Théâtre National de Prague. Forman en avait déjà donné une version dans les années 60 pour la télévision, et il s’est fait aidé de ses deux fils pour cette version 2008. Le film commence par des plans de la ville et des alentours du théâtre, parmi lesquels on voit un accordéoniste de rue faire la manche. Les spectateurs s’installent, l’orchestre s’accorde, et le spectacle démarre ; non pas sur scène mais dans la salle, où deux filles qu’on prenait pour des membres du public se mettent à chanter. Et que chantent-elles ? Que le théâtre est formidable, notamment quand les auteurs se laissent aller au non-sens, à l’absurde, au coq-à-l’âne. De fait, l’opéra est totalement foutraque : un couple s’apprête à divorcer et leur avocat leur raconte à quel point c’est formidable, le divorce, qu’ils ont une chance incroyable, que c’est le plus beau jour de leur vie, et que lui n’a pas ce bonheur-là car il n’est même pas marié. Un vieux facteur entre en scène et explique qu’il ne remettra le télégramme urgent destiné au couple que s’ils acceptent d’écouter ses malheurs. Le dit télégramme provient d’une tante anglaise qui a décidé de léguer un million à l’enfant du couple… qui n’en a pas ! S’ensuit un vaudeville joyeux où tout le monde met la main à la pâte pour créer l’héritier et récupérer ainsi la fortune promise. Le spectacle ne tient littéralement pas en place : on joue et on chante partout, au balcon, dans les coulisses ; même l’accordéoniste entrevu dans la rue finit par devenir un personnage de l’opéra. Si le deuxième acte est un peu moins alerte, "A walk worthwhile" est comme un condensé du pragmatisme cinématographique de Milos Forman. Sa réalisation est tellement précise, son sens du cadre est si aiguisé que l’on oublie à plus d’une reprise que l’on regarde un opéra filmé (notamment dans les gros plans sur les visages, particulièrement cinégéniques). Surtout, c’est un film aussi joyeux que Hair, ou que ses premiers films tchèques. Forman est un cinéaste qui transforme tout en grâce heureuse, un cinéaste à la bonne humeur constante et contagieuse, ce qui s’est confirmé lors de la conférence de presse donnée le dimanche matin (on en reparlera dans notre dernier billet).
À l’inverse, le documentaire de Martin Scorsese et Kent Jones sur Elia Kazan, "A letter to Elia", fut un superbe moment de mélancolie et d’émotion. Scorsese a d’abord été un admirateur de l’œuvre de Kazan, et notamment de trois films : "Sur les quais", qui lui a fait comprendre la direction d’acteurs et lui a montré pour la première fois à l’écran des visages qui étaient ceux qu’il rencontrait dans la rue ; "À l’est d’Eden", qui lui a appris l’importance de la mise en scène et dont le sujet lui renvoyait en écho ses propres interrogations existentielles de l’époque ; et enfin "America, America", où le trajet du personnage rejoignait le trajet fait par les parents de Scorsese, et qui lui a fait percevoir la possibilité de faire un film personnel qui prend la forme d’une vaste fresque. Les échos sont manifestes (et n’ont pas besoin d’être soulignés dans le film) avec l’œuvre de Scorsese : "Mean Streets", "Les Affranchis" ou "Raging Bull" notamment, peuvent être revus avec en tête cet héritage de Kazan. Mais "A letter to Elia" devient bouleversant quand Scorsese parle de l’homme Kazan, qui devint au fil des années son ami. Sublime passage sur son «sourire anatolien», qui illuminait son visage naturellement renfrogné et le rendait irrésistible pour son entourage ; magnifique final où l’on se rend compte que ces deux-là se sont passés un relais imaginaire : Scorsese commence sa carrière au moment où Kazan arrête la sienne. Pendant 25 ans, il fut le spectateur de Kazan ; les 25 années suivantes, c’est Kazan qui devient le spectateur de Scorsese. La scène, pourtant polémique, où Scorsese et De Niro lui remirent un oscar d’honneur devant une assemblée qui manifesta son hostilité envers celui à qui l’on ne pardonna pas ses délations auprès de la commission des activités anti-américaines, devient un geste artistique peu commun, d’un cinéfils envers son père de cinéma. Ce documentaire d’une heure à peine vaut alors toutes les fictions du monde.

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