Lumière 2010 : Partie 4 L'enfer et le paradis

Peu de déceptions sur la quinzaine de films vus au festival. Et de superbes découvertes, dont on continue à faire la liste ici, avant bilan définitif.

On a séché le Prix Lumière pour la bonne cause : il ne fallait pas rater l’extraordinaire réédition en copie neuve (qui eût toutefois quelques faiblesses) de "La Classe ouvrière va au paradis" d’Elio Petri. Un film étourdissant, monstrueux et violemment synchrone avec les événements en cours dans notre pays. Un petit frisson parcourt la salle quand un étudiant harangue des ouvriers dans un mégaphone avec le slogan : «Plus d’argent, moins de travail». C’était les années 70, avant que des décennies d’idéologie sur la faillite des idéologies, sur la mondialisation nécessaire et le retour de la valeur travail ne fassent leur petit travail de sape et propulsent conjointement les sociaux-démocrates et les néo-libéraux à la tête d’une politique qui a plus envoyé les travailleurs en enfer qu’au paradis. Le génie du film de Petri, c’est qu’il s’achève dans le désenchantement, retour à l’usine et aux cadences dévastatrices, comme s’il avait l’intuition d’une utopie vouée à l’avoir dans le cul. Dans le cul, oui, et c’est bien ainsi que l’anti-héros de "La Classe ouvrière va au paradis" définit sa manière de tenir le rythme de production : «Une pièce, un cul», je produis, je baise, et en fin de compte je me fais baiser par tout le monde, patrons, syndicats, étudiants, et j’y laisse un doigt, mes illusions de révolte, ma santé, mon couple. Cela étant, dans le film, ce personnage énorme, incarné par un Gian Maria Volonte monumental de virilité, suant sang et eau, éructant à en bouffer tout autour de lui (les autres travailleurs, la caméra, les spectateurs), est aussi un pauvre type, machiste, borné, foncièrement antipathique par son absence de conscience collective et son individualisme brutal et égoïste. Pour être à la hauteur d’un tel bloc de puissance, il fallait une mise en scène tout aussi démente. Petri sort donc l’artillerie lourde : éclats de très gros plans sur les corps montés à une cadence infernale, travellings en plongée sur les ouvriers traversant le chemin qui les conduit des grilles à l’usine, caméras circulant à travers les personnages dans une étourdissante chorégraphie, musique à la fois mécanique et symphonique de Morricone, jusqu’à cette fabuleuse scène de sexe dans une Fiat étroite, et filmée de l’intérieur, comme si la caméra réduisait encore l’espace des ébats. Un choc, qui devrait ressortir sous peu sur les écrans… D’ici là, l’actualité lui aura peut-être donné encore plus de pertinence — qui sait ?

Autre reprise remarquable, celle de "Lenny" de Bob Fosse. Frappant de modernité, notamment dans sa construction audacieuse alternant interviews des proches de Lenny Bruce et reconstitution de sa vie (les deux joués par les mêmes acteurs, changeant en virtuoses de registres de jeu), "Lenny" dessine un portrait fragmentaire et en noir et blanc de ce comique d’abord minable (ses premiers numéros ne font rire personne, ni hier, ni aujourd’hui), qui accède à la gloire en osant dire tout haut ce que l’Amérique pense tout bas (de la corruption de ses élites à son hypocrisie sexuelle) et se met ainsi à dos les autorités. Multipliant les procès perdus d’avance, progressivement obsédé par ses déboires judiciaires et complètement accroc à l’héroïne, la popularité de Bruce est aussi son tombeau. Fosse adopte une posture objective, que ce soit dans les scènes d’entretien ou dans les moments narratifs ; surtout, il essaye d’être raccord avec son sujet : le sexe est montré frontalement, la déchéance aussi. Un film sans tabou sur un homme qui apprend à les bousculer : "Lenny" est à califourchon entre "Larry Flint" et "Man on the moon", deux grands films du grand Milos Forman Prix Lumière de cette édition. La boucle de ce billet est bouclée.

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