Somewhere

Poussant jusqu’à son point limite le goût des récits minimalistes et de l’observation du silence, Sofia Coppola signe le beau portrait d’une star en stand-by professionnel et existentiel, dans un film fragile, ténu et marquant. Christophe Chabert

La caméra fixe une route perdue au milieu de nulle part. Une voiture de sport la traverse à pleine vitesse, mais la caméra ne l’accompagne pas. Le bruit du moteur s’éloigne, puis se rapproche, et la voiture traverse une autre portion du cadre, un autre morceau de route dans le fond de l’image ; elle disparaît encore… Le son se perd, revient et le bolide passe une fois de plus au premier plan.

Ce premier plan de Somewhere où un homme tourne longuement en rond, effectuant quatre fois le même parcours en temps réel, jettera d’emblée pas mal de spectateurs dans le fossé. Le cinéma de Sofia Coppola, qui avait séduit le monde entier en filmant la brève rencontre à Tokyo entre Bill Murray et Scarlett Johansson, prend depuis Marie-Antoinette le risque de ne plus se parer d’effets de mode, mais de filmer la mode sans afféterie, comme une tapisserie qui sur la durée n’exprimerait que sa propre superficialité, qui est aussi celle des êtres qui l’habitent.

La vie sur un fil

C’est ce qui arrive à Johnny Marco (Stephen Dorff, dans un rôle qu’on imagine proche de sa propre vie), star du cinéma d’action échouée au mythique Château Marmont de Los Angeles, le bras dans le plâtre, attendant la prochaine étape promotionnelle du blockbuster qu’il vient de tourner. Johnny répète inlassablement le petit manuel de l’acteur sex-symbol : traîner au lit, boire dans les soirées, jouer à la console, coucher avec les starlettes qui passent, prendre un jet privé pour aller recevoir un trophée à Milan au cours d’une soirée télé grotesque.

La mise en scène de Coppola adopte face à cette célébrité tristement ordinaire une désarçonnante apathie. La société du spectacle qui entoure Johnny est aussi triste que lui : deux jumelles lap-danseuses qui font des numéros mécaniques et bien peu érotiques dans sa chambre, un photocall où les sourires hollywoodiens forcés cachent la haine bien réelle entre les deux partenaires (et anciens amants), une conférence de presse pleine de questions sans intérêt.

Somewhere parle peu, bouge encore moins, et même son arc dramatique (les quelques jours que Johnny devra passer avec sa fille Cléo, qu’il n’a jamais réussi à aimer comme un père) ne sombre jamais dans le mélo qui pourtant lui tendait les bras. Coppola cherche d’abord à créer une forme de torpeur à l’écran, avant de faire lentement glisser le film vers l’émotion, sans pour autant qu’un événement ou un accident ne bouscule le cours de l’histoire.

Quelque part, nulle part

Face à Somewhere, on pense à un curieux croisement entre Altman (pour la satire douce-amère du monde du cinéma, parfois un peu appuyée, sinon maladroite) et Antonioni. Est-ce un hasard si le meilleur pote de Johnny est incarné par Chris Pontius, un des cascadeurs hardcore de Jackass, dont le dernier volet citait dans son final celui de Zabriskie point ? Le spleen existentiel du héros, sa façon de traverser en fantôme un monde où tout n’est que loisir, fun et divertissement, rappelle les dérives des bourgeois déprimés créés par le cinéaste italien. La photo du génial Harris Savides renvoie aussi à ce cinéma des 70’s sous forte influence européenne, où l’action n’a tellement plus de sens que les personnages semblent avoir fait leur deuil d’accomplir quelque chose à l’écran.

Cette vacance permanente n’interdit pourtant pas Somewhere d’accéder, en dernière limite, à quelques beaux moments de tendresse fragile : pas forcément quand Johnny pleure au téléphone avec son ex-femme (la réplique «Je ne suis personne», faisant trop explicitement écho au : «Qui êtes-vous Johnny Marco ?», posé par la journaliste au début) ; plutôt quand le père et sa fille se disent enfin quelques mots d’amour couverts, aux oreilles du spectateur mais peut-être aussi des personnages, par le bruit des pales d’hélicoptère.

Sofia Coppola n’est pas alors dans le non-dit, mais dans l’effacement, la disparition. À la sortie de route de la première séquence répond alors une sortie de cadre qui en dit long sur le trajet, aussi simple qu’essentiel, effectué par le personnage. Le film continue alors sans nous, ailleurs…

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