Essential killing

La fuite désespérée d’un taliban afghan dans l’Est de l’Europe, ou comment un acteur physique et mutique, Vincent Gallo, se livre à corps perdu à son metteur en scène, Jerzy Skolimowski, pour une œuvre prenante et picturale. Christophe Chabert

Étrange aventure que cet "Essential killing". Aventure est le mot qui convient, tant le film sur l’écran paraît se confondre avec les conditions de son tournage, et tant son acteur, l’immense Vincent Gallo, semble éprouver réellement la souffrance de son personnage. Gallo incarne un taliban afghan qui, après un attentat contre des soldats américains, réussit à s’échapper de la prison où on l’a torturé, et se lance dans une cavale à travers une Europe de l’Est enneigée. Mais le film de Skolimowski n’a que peu à voir avec la tradition du survival movie ; on est ici dans une œuvre radicale, un film de metteur en scène et un one man film d’autant plus impressionnant que l’homme en question n’y prononce pas un seul mot. L’idée derrière ce silence est simple : plus Gallo retourne vers une forme d’animalité pure, plus l’humanité de son personnage éclate à l’écran.

Du rouge sur une toile blanche

Pris dans un piège à loup, dormant dans une mangeoire remplie de paille, mangeant des baies ou dévorant un poisson encore vivant, Gallo fait l’expérience d’une régression vers l’état de nature. Mais quelque chose ramène le personnage vers le monde des hommes : des flashbacks oniriques où, tandis que s’égrènent des sourates du Coran, son passé ressurgit à travers quelques images de sa femme et de son enfant. Une image manque pourtant : que sont-ils devenus ? Ont-ils été tués par les militaires américains ? L’acte initial du personnage était-il une vengeance ? "Essential killing" ne cherche pas à combler ce vide, ruinant ainsi toute lecture politique simpliste. Skolimowski empêche le spectateur de mettre en perspective le calvaire de son personnage, préférant lui faire éprouver sa douleur et son angoisse. Alternant scènes d’action et passages plus contemplatifs, le film tire vers une forme d’abstraction. Il n’est pas inutile de rappeler que Skolimowski, pendant les vingt ans où il a arrêté de faire du cinéma, s’est consacré exclusivement à la peinture. En cela, "Essential killing" tient parfois du geste pictural : du sang sur la neige comme des giclées de rouge sur une toile blanche, des images aériennes où l’homme n’est plus qu’une tâche indistincte au milieu d’un paysage inerte. Gallo lui-même s’abandonne avec génie au projet skolimowskien : n’être qu’un corps en souffrance, un visage aux expressions infinies que le cinéaste sublime en une suite de portraits vibrants. Cette fusion entre l’acteur et le metteur en scène fait d’Essential killing une œuvre rare, hypnotique et vénéneuse.

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