Cannes, jour 4 : Beauté volée

Sleeping beauty de Julia Leigh. Miss Bala de Gerardo Naranjo. Footnote de Joseph Cedar.

Cette année, Thierry Frémaux a décidé d’inviter dans la compétition officielle deux premiers films, décision qui sent à la fois l’envie de renouveler le cheptel de cinéastes «cannois» et le désir de couper l’herbe sous le pied de la Quinzaine et de la Semaine de la critique (où, pour l’instant, on n’a vu qu’un seul film, le très auteurisant et vain Las Acacias). Sleeping beauty de Julia Leigh était le premier d’entre eux, et c’est pour l’instant le film le plus faiblard de cette compétition assez stimulante. Leigh raconte l’itinéraire de Lucy (Emily Browning, revenue de Sucker punch et qui se jette à corps perdu dans son rôle) lassée des petits boulots foireux qu’elle exerce pour payer son loyer, et qui accepte de participer à un réseau bizarre de prostitution où tout est permis, sauf la pénétration. Cela vaut pour un film qui n’est dérangeant qu’en trompe-l’œil, la mise en scène clinique et glaciale de Leigh ne masquant pas longtemps un certain puritanisme dans ses représentations.

Mais ce n’est pas le plus grave dans Sleeping beauty ; ce qui énerve vraiment, c’est la manière dont on nous rabâche du discours à toutes les scènes, sinon à tous les plans, pour finalement ne pas conclure, à part en se défaussant hypocritement. Leigh ne s’intéresse pas à ce que raconte son film, elle ne pense qu’à ce que l’on va pouvoir en dire ensuite. Toute la première partie n’est là que pour peindre un monde froid où l’argent omniprésent règle tous les rapports. Grande nouvelle ! À la limite, l’extrême indifférence de Lucy à ce matérialisme triomphant pourrait servir de point de vue tordu à la cinéaste. Mais quand Lucy se transforme en une de ces «beautées endormies», Leigh commence à lui donner une conscience. Revenu du bon côté de la barrière, loin de la monstruosité ou de l’effroi, son film apparaît pour ce qu’il est vraiment : un exercice de style et de poses qui indiffère et ennuie, son brio visuel n’étant qu’un cache-sexe à un cruel manque d’idées.

À Un certain regard, une autre histoire de beauté volée était bien plus passionnante. Gerardo Naranjo, le réalisateur mexicain de Miss Bala, s’était fait remarquer en signant pour le film collectif Revolucion un sketch époustouflant de maîtrise (mais qui ne racontait à peu près rien). Ici, Naranjo s’empare d’un vrai sujet qui va rappeler beaucoup de choses aux spectateurs français. Laura se rêve en Miss Bala de California, concours de beauté où sa copine la traîne mais qu’elle espère secrètement remporter. Après une première audition, elle se retrouve dans une boîte clandestine, le Millenium, et devient le témoin d’un règlement de compte entre deux bandes de narcotrafiquants. Elle part à la recherche de sa pote disparue, puis est enlevée par le gang d’en face, tombant sous la coupe de son chef brutal mais magnanime, qui l’instrumentalise et la force à participer à leurs opérations délictueuses. On pense bien sûr à l’affaire Florence Cassez, mais Miss Bala ne vire jamais au film-dossier. Au contraire, ce scénario bourré de péripéties est surtout l’opportunité pour Naranjo de démontrer à nouveau qu’il est un pur metteur en scène. Les scènes d’action et de suspense sont traitées avec des plans-séquences virtuoses collant au point de vue de l’héroïne, une spécialité mexicaine visiblement car on n’en avait pas vu d’aussi puissants depuis Les Fils de l’homme d’Alfonso Cuaron. On peut trouver que la deuxième moitié du film perd un peu en tension, que Naranjo finit par se regarder filmer, mais il y a toujours une séquence qui nous ramène dans l’action, comme ce passage incroyable où un gunfight en pleine rue est montré à partir d’un travelling latéral où les personnages surgissent dans tous les sens pour tuer ou se faire tuer. On est aussi frappé par le pessimisme dont fait preuve le cinéaste, le Mexique qu’il peint étant ravagé par le crime, la violence, la corruption, que ce soit du côté de la police ou du côté du simple citoyen, dont les renoncements face à cette loi de la jungle fait figure de seule issue pour aboutir à la réussite sociale. Miss Bala est-elle une victime ou a-t-elle, par son ambition, cautionné les horreurs commises ? Le dernier plan laisse la réponse en suspens.

Il faudrait inventer une case spéciale pour y mettre le dernier film en compétition de la journée, l'étrange et insaisissable Footnote de Joseph Cedar. Ce cinéaste israélien avait fait irruption dans le paysage cinématographique avec un film incroyable, Beaufort, où il filmait la guerre comme une attente abstraite, à la frontière du fantastique. Il y démontrait une vraie vision de cinéaste, notamment dans son traitement du décor, filmé en cinemascope aéré et épuré comme les coursives d'un vaisseau spatial. Avec Footnote, Cedar va là où on ne l'attendait pas : dans l'affrontement tragi-comique entre un père et son fils, tous deux chercheurs et enseignants du Talmud. Le fils est bardé de titres, récompenses et chaires honorifiques, tandis que le père attend depuis 20 ans qu'on lui décerne le Prix d'Israël, ses travaux ayant été ruinés par la découverte d'un collègue rival, le professeur Grossman. Cedar pose assez bien son enjeu lors des premières séquences, où le discours du fils à l'Académie des sciences reste off, la caméra ne cadrant que le visage impassible de son père. Ce discours ressemble à un hommage filial, mais il dissimule en fait une rancune tenace et à double sens, l'un et l'autre s'accusant mutuellement d'avoir entravé leur parcours. La surprise, c'est que Cedar s'autorise pour raconter son histoire toutes les possibilités formelles, produisant à l'écran une ivresse filmique parfois grisante, parfois épuisante. Par ailleurs, le cinéaste, à la différence des frères Coen dans A serious man, n'a pas la science de l'efficacité qui lui permettrait de faire passer à l'écran le mélange de références culturelles juives et de comédie existentielle que son sujet implique. La plupart des gags tombent à plat, et lorsqu'il emballe ses séquences clé en les bombardant d'effets et de musique symphonique à la Bernard Hermann, Cedar semble intimider par son propre barnum, concluant par une image décevante, en-dessous des attentes qu'il avait lui-même suscitées à l'écran.

Il y a pourtant dans Footnote quelques séquences mémorables, qui laissent percevoir ce que le film aurait pu être si son réalisateur avait choisi la rigueur plutôt que le trop-plein. C'est par exemple cet incroyable passage dans le bureau exigu où le jury du Prix d'Israël se réunit pour annoncer l'erreur ridicule qui va conduire le père et le fils à une séparation intellectuelle définitive. Cedar filme alors magistralement la parole, comment on l'utilise, comment on la reçoit, comment on la détourne. Obstination, chantage, sous-entendus dévastateurs : on assiste à 15 minutes de virtuosité pure pourtant cornaquées dans un espace réduit. L'autre moment marquant du film reste la résolution philologique du "mystère", où Cedar fait exactement l'inverse : un kaléidoscope d'images fragmentées qui compose un puzzle où la vérité apparaît aux yeux du père comme une illumination mentale mais surtout comme un grandiose instant de mise en scène. Aussi bancal et parfois raté qu'il soit, Footnote possède la générosité des films qui ont envie d'en découdre avec le cinéma.

Christophe Chabert

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