Cannes jour 8 : Pater noster

Melancholia de Lars Von Trier. Pater d’Alain Cavalier.

Arrivé dans la dernière ligne droite du festival et de sa compétition, on attend toujours le film qui mettra tout le monde d’accord, celui qui trouvera le juste milieu entre film pour festival et œuvre suffisamment audacieuse pour séduire la frange la plus dure de la cinéphilie.

On pensait que Melancholia, le dernier Lars Von Trier, allait jouer ce rôle. Présenté ce matin au Grand Palais, le film s’avère en définitive une des déceptions majeures de Cannes 2011. Pourtant, Melancholia démarre par dix minutes de pure sidération visuelle, où Von Trier mélange des ralentis étranges où les personnages semblent flotter au milieu des décors, et des visions spatiales d’une planète en fusion, se terminant par une spectaculaire collision avec la Terre, le tout sur fond de Wagner. C’est magnifique, impressionnant, même si on se souvient que l’ouverture d’Antichrist produisait sensiblement la même sensation. Quand le film retrouve une forme traditionnelle (et même ultra-traditionnelle pour du Lars Von Trier : scope et caméra portée, zooms et raccords dans l’axe), les choses s’enlisent dans un pénible remake de Festen. Un mariage, des invités qui règlent leurs comptes (Rampling qui vomit sa haine de cette institution, John Hurt qui drague les jeunes filles, Kiefer Sutherland qui ne pense qu’à l’argent) et une Kirsten Dunst qui traîne au milieu de ce petit monde mesquin sa mélancolie. Cette première partie est laborieuse, sans grand intérêt, pas vraiment drôle et certainement pas touchante. On tombe de haut.

Quand le film entame sa seconde partie centrée autour du personnage de Charlotte Gainsbourg, Melancholia monte d’un cran, mais ne convainc toujours pas. Von Trier matérialise le mal-être de son héroïne dans une planète menaçant de s’écraser sur la terre, provoquant la fin du monde. Ce devrait être sublime, cosmique, poignant. Ce n’est qu’un banal psychodrame que seule la dernière image vient vaguement élever au-dessus de l’ordinaire. Le problème de Von Trier, c’est qu’il n’est de toute évidence pas un penseur, plutôt un agitateur de concepts, un bidouilleur tiraillé entre son formalisme initial et l’austérité de la période Dogme 95, qui ne sait faire passer ses idées qu’à travers des symboles épais et une certaine confusion. On trouve cependant dans Melancholia quelques scènes simples qui témoignent d’un talent toujours actif de metteur en scène, comme ce moment où Gainsbourg regarde avec le cerceau construit par son fils l’avancée de la planète. Von Trier capte magistralement les gestes et le temps qui passe en quelques plans coupants reliés par une ellipse. D’un seul coup, il est avant tout cinéaste, et on espère qu’il oubliera ses prétentions mystico-psychanalytiques pour l’être encore plus dans ses prochains films.

Ce n’est donc pas Melancholia qui prendra la place toujours vacante du favori dans la course à la Palme. Ce ne sera pas non plus Pater d’Alain Cavalier, même si ce dernier s’impose, avec Tree of life, comme un objet hors norme, un film gigantesque qui épuise rien moins qu’un extrême du cinéma. Cela fait quinze ans, depuis La Rencontre, qu’Alain Cavalier creuse son sillon seul avec sa caméra vidéo, explorant un cinéma de l’intime entre journal filmé et portraits subjectifs. Il n’a jamais caché toutefois son envie de retourner à la fiction, sans pour autant abandonner cette manière artisanale de fabriquer du cinéma. Sa première tentative, René, n’était pas complètement aboutie. Il y a deux ans, Irène marquait un pas supplémentaire dans cette direction, même si le film se soldait sur le constat paradoxal d’une impossibilité à faire le film envisagé au départ. La surprise est d’autant plus grande face à Pater : non seulement Cavalier arrive cette fois à ses fins, mais le film le fait avec une facilité déconcertante. Lors de la révélation de la sélection, Thierry Frémaux avait parlé d’un objet «bizarre» à propos de Pater. De fait, pour qui n’a pas trop suivi la carrière de Cavalier depuis Thérèse, le film n’a rien d’ordinaire. Mais pour ceux qui ont accompagné son œuvre avec passion, non seulement Pater apparaît comme un prolongement logique, mais surtout il s’avère être son opus le plus abordable, ce que les applaudissements nourris après et même pendant la projection ont définitivement acté.

Le film est né de l’amitié entre Alain Cavalier et Vincent Lindon, l’acteur le plus intelligent du cinéma français. Ensemble, ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel, et commencent ensemble un jeu de rôle : Cavalier sera la Président de la République, et il nomme Lindon Premier ministre, avec comme mission la promulgation d’une loi cherchant à créer un salaire maximum. Les premières scènes posent la règle du jeu : Cavalier fait un petit laïus au spectateur en tant que réalisateur avant de rentrer dans son rôle. Hilarant dialogue où il donne le prix des cravates, costumes et chemises qu’il mettra dans le film, en précisant que «c’est la production qui paie». Drôle d’instant aussi où Lindon, qui s’engage dans une série de rencontres avec des travailleurs (un boulanger, un ex-sportif), confesse qu’il croit vraiment dans ce qu’il raconte, qu’il ne joue plus, complètement fondu dans son rôle. Signe qui ne trompe pas : les tics de Lindon, qu’il perd dès qu’il se met à jouer, sont ici présents dans certaines séquences. Parti comme un duo, Pater ouvre peu à peu ses portes à d’autres figures : deux gardes du corps, des conseillers, des ministres, tous proches du cinéaste ou de l’acteur qui se prêtent au jeu jusqu’au vertige (l’un d’entre eux sera nommé Premier ministre quand Lindon se lancera contre Cavalier dans la course à la Présidentielle, ce qui conduit à une scène où l’acteur se plaint que son ancien ami ne l’appelle plus depuis qu’il lui a dégotté ce rôle dans le film). Mine de rien, Pater décrit avec précision les mécanismes de la politique moderne : l’importance de la communication et du calcul stratégique, la nécessité des compromis pour faire face aux contradictions naturelles entre le discours et les actes, la solitude du pouvoir… Tout se passe comme si Cavalier avait fait ici son À la maison blanche, où le Président serait un progressiste en lieu et place de l’idéologue conservateur logé actuellement à l’Élysée.

Mais la visée est peut-être bien plus grande encore. Deux scènes clé montrent Cavalier qui se regarde dans un miroir, touchant la peau flasque qui dépasse son cou, puis admirant celle-ci redevenue lisse après une opération chirurgicale. Face à lui-même, Cavalier parle de son père, de son autorité qu’il détestait et qu’il a fini par reproduire. Stupéfiant : en deux séquences, le cinéaste dit d’un coup exactement la même chose que Terrence Malick au cœur de Tree of life ; comme si ces deux propositions en apparence si opposées, si inconciliables, finissaient par se confondre dans un même discours sur le monde, à la fois intime et universel. Un télescopage de sens que seul Cannes pouvait rendre manifeste, et c’est pour ça aussi qu’on aime le festival.

Christophe Chabert

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