Vendredi 12 mars 2021 Présenté hors compétition à la dernière Mostra de Venise et en première française en clôture du Festival Lumière 2020, le nouveau Almodóvar tient à la fois du renouvellement et de la synthèse en un court-métrage. Exclusivement en DVD ou VOD à partir...
La Piel que habito de Pedro Almodovar. L'Exercice de l'État de Pierre Schoeller.
Hier, nous disions qu'il manquait à la compétition cannoise un film susceptible de rallier les suffrages des festivaliers autrement que par de la comédie nostalgique (The Artist et Le Havre sont pour l'instant les films les mieux notés par la presse étrangère). Mais ce jeudi, Almodovar est arrivé et c'est peu de dire que son nouveau film a fait son effet sur la Croisette. Vieil habitué du festival depuis Tout sur ma mère, mais jamais récompensé au-delà d'un prix de la mise en scène, Almodovar faisait face à un reproche justifié ces dernières années : ses films n'étaient jamais mauvais, mais ils répondaient un peu trop exactement à ce que l'on attend du cinéaste (un mélange de mélodrame et de réflexion sur l'illusion, qu'elle soit cinématographique ou amoureuse, dans un écrin élégant et précieux ). La Piel que habito réussit cette deterritorialisation devenue impérative : c'est un film de genre, un thriller aux relents fantastiques (pour se prémunir de tout reproche sur la crédibilité du pitch, il situe l'action à Tolède l'année prochaine).
Almodovar était réticent à montrer le film à Cannes, de peur que l'on en révèle les secrets. On respectera donc sa volonté, en restant évasif sur l'histoire, mais aussi sur la construction diabolique du scénario. Le mystère est de toute façon total dès le début : on voit un chirurgien esthétique inventer une peau de synthèse qu'il teste sur une jeune femme qui pourrait être sa femme, mais qui a surtout l'âge d'être sa fille, le tout dans une chambre capitonnée gardée par une gouvernante qui est, là encore, bien plus que cela. Banderas trouve dans ce rôle une composition à la James Mason qu'il endosse avec un plaisir jubilatoire. Face à lui, Elena Anaya lui rend le change, et vient inscrire son nom à la liste déjà longue des actrices magnifiées par la caméra de Pedro. Dès les premiers virages de l'intrigue, on se prend au jeu pervers inventé par Almodovar : les personnages revivent leur passé, à moins que ce ne soit le passé des autres, avant de "revenir au présent", devenu authentiquement monstrueux. La mise en scène est toujours aussi élégante et précise, mais cette élégance prend un sens tout nouveau quand elle s'épanouit dans un récit macabre et pervers, qui file à 100 à l'heure vers un dénouement incroyable. Alors qu'il avait passé son temps à arpenter des terres inédites pour son cinéma, Almodovar raccroche soudain les wagons et inscrit La Piel que habito comme une variation autour de ses thèmes habituels. Mais cette fois, c'est avec un film qui transpire la joie de tourner et qui emporte le spectateur dans un grand frisson de plaisir. En résumé : du grand art.
Si Almodovar a depuis longtemps démontré qu'il avait du talent, un jeune cinéaste de français vient, avec son deuxième film, de frapper un grand coup. Ceux qui ont vu Versailles en vantait déjà les mérites — shame on me, je ne l'ai pas vu ; L'Exercice de l'État, en tout cas, fait de Pierrre Schoeller un sacré metteur en scène, intelligent, efficace, pertinent, audacieux. Il en fallait, de l'audace, pour aller arpenter les salons de la République, et notamment ceux d'un Ministre des transports, à la gauche de la droite du gouvernement, qui va devoir choisir à la faveur d'une loi controversée (la privatisation des gares françaises), entre sa carrière et ses idéaux politiques. La première scène, scotchante, plonge dans le subconscient : des hommes en noirs portant des masques inquiétants installent des meubles dans le bureau du ministre, puis une femme nue (la République ?) traverse cet environnement pour se jeter toute entière dans la gueule d'un crocodile énorme. Symbole ? Oui, bien sûr, mais Schoeller emballe la scène à une vitesse folle, sur une musique dissonnante et inquiétante, faisant passer l'émotion du spectateur avant sa raison. Tout le film avance à ce rythme : parfaitement crédible dans sa peinture du monde politique (attachée de com', chef de cabinet, premier ministre, députés, tous de fictions, mais tous proches de ceux que l'on voit défiler sur nos écrans à longueur de journée), en prise directe avec son époque (on feuillette les journaux en voiture sur un Ipad, on s'envoie des textos qui s'inscrivent à même l'écran) et d'une grande force d'exécution dans sa mécanique de thriller complexe.
Si le Ministre, qui a les traits du caméléon Olivier Gourmet, évoque Jean-Louis Borloo (notamment la scène où il va chez son chauffeur et finit bourré comme un coin), c'est plus globalement l'envie de durer dans un paysage où les hommes sont devenus interchangeables («nous sommes 30 sur un coin de fourchette» dit le chef de cabinet génialement interprété par Michel Blanc) qui sert ici de commentaire pertinent sur la politique française. Le film multiplie ainsi les scènes époustouflantes, jusqu'à un spectaculaire accident de voiture comme on n'en a jamais vu dans le cinéma français (Luc Besson et ses potes d'Euopacorp peuvent aller se rhabiller). Schoeller appartient à cette famille de cinéastes français qui sont toujours en train de regarder dans le fauteuil du spectateur le film pendant qu'ils le réalisent, et qui veulent avant tout lui fournir un spectacle rythmé, tendu et généreux, drôle et brutal, ce qui n'est l'ennemi ni de l'intelligence ni du style. Il y a tout cela dans L'Exercice de l'État, comme il y a cela dans les films de Desplechin, Audiard ou Cavalier. Un cinéaste est né, et c'est une des très bonnes nouvelles de Cannes 2011.
Christophe Chabert
à lire aussi
vous serez sans doute intéressé par...
Mardi 14 mai 2019 Un cinéaste d’âge mûr revisite son passé pour mieux se réconcilier avec les fantômes de sa mémoire et retrouver l’inspiration. Entre Les Fraises sauvages, Stardust Memories, Journal Intime et Providence, Almodóvar compose une élégie en forme de...
Mercredi 13 février 2019 De Almudena Carracedo & Robert Bahar (Esp, 1h35)
Lundi 24 septembre 2018 Dans cette fresque révolutionnaire entre épopée inspirée et film de procédure, Schoeller semble fusionner Versailles et L’Exercice de l’État, titres de ses deux derniers long-métrages de cinéma. Des moments de haute maîtrise, mais aussi d’étonnantes...
Mercredi 18 mai 2016 de Pedro Almodóvar (Esp, 1h36) avec Emma Suárez, Adriana Ugarte, Daniel Grao…
Mardi 9 juin 2015 La saison cinéma de patrimoine se termine (presque) comme elle avait (presque) commencé. Alors qu’en octobre, Lyon vivait au rythme espagnol avec le prix (...)
Mardi 10 mars 2015 Si sa superbe programmation va beaucoup fureter du côté de l’Amérique latine, c’est bien l’Espagne qui va faire plusieurs fois l’événement lors des 31e Reflets du cinéma ibérique et latino-américain du Zola. Ou comment une production touchée par la...
Lundi 13 octobre 2014 Bien sûr, il y a le Prix Lumière qui lui sera remis vendredi soir en présence d’invités prestigieux — dont, dit-on, Penelope Cruz… Bien sûr, il y a la (...)
Vendredi 26 septembre 2014 Les billets pour le Prix Lumière remis à Pedro Almodóvar (avec la projection de Parle avec elle) se sont arrachés en 45 minutes. Combien de temps faudra-t-il (...)
Mardi 2 septembre 2014 Pedro Almodóvar Prix Lumière, des rétrospectives consacrées à Capra et Sautet, des invitations à Ted Kotcheff, Isabella Rossellini et Faye Dunaway, des ciné-concerts autour de Murnau, des hommages à Coluche et Ida Lupino… Retour sur les premières...
Mardi 24 juin 2014 Son nom était sur les listes des possibles récipiendaires du Prix Lumière depuis au moins la deuxième édition… Ça y est ! En 2014, Pedro Almodóvar recevra la (...)
Mercredi 2 juillet 2014 On se demandait comment le Festival Lumière allait pouvoir rebondir sur l'édition 2013, portée par un Quentin Tarantino d'une générosité et d'une culture sans (...)
Mardi 19 mars 2013 De Pedro Almodóvar (Esp, 1h3O) avec Javier Camara, Carlos Areces…
Jeudi 20 octobre 2011 Entretien / Réalisateur d’un premier film prometteur, Versailles, qui offrait à Guillaume Depardieu un de ses plus beaux (et hélas ! derniers) rôles, Pierre Schoeller s’affirme avec L’Exercice de l’état comme un véritable auteur, cherchant dans les...
Mercredi 19 octobre 2011 Avec «L’Exercice de l’État», Pierre Schoeller réussit à donner de la chair et un rythme à l’action politique, dans un film vif et rapide, magistralement mis en scène et interprété.
Christophe Chabert
Vendredi 26 août 2011 Comédies poussives, blockbusters ineptes : pas grand-chose à se mettre sous la dent cet été au cinéma. La surprise est venue de là où on ne l’attendait pas : "La Planète des singes, les origines", série B à la Don Siegel percutante et...
Mardi 12 juillet 2011 Guide de l'été, mode d'emploi : notre conseil de sortie ce Jeudi 18 août
Mercredi 6 juillet 2011 De Dominik Moll (Fr-Esp, 1h40) avec Vincent Cassel, Déborah François, Sergi Lopez…
Mercredi 6 juillet 2011 Avec "La Piel que habito", Pedro Almodóvar revient aux récits baroques et teintés de fantastique de sa jeunesse, la maturité filmique en plus, pour un labyrinthe des passions bien noir dans lequel on s’égare avec un incroyable plaisir.
Christophe...
Dimanche 22 mai 2011 Palme d’or magnifique d’un palmarès discutable, "The Tree of life" de Terrence Malick avait survolé une compétition de très bonne tenue, dont on a apprécié les audaces rock’n’roll finales.
Christophe Chabert
Dimanche 22 mai 2011 Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan. La Source des femmes de Radu Mihaileanu. Elena d’Andrei Zviagintsev.
Samedi 21 mai 2011 Drive de Nicolas Winding Refn. This must be the place de Paolo Sorrentino.
Jeudi 19 mai 2011 Melancholia de Lars Von Trier. Pater d’Alain Cavalier.
Mercredi 18 mai 2011 Le Havre d'Aki Kaurismaki. Take shelter de Jeff Nichols. Snowtown de Justin Kurzel.
Mardi 17 mai 2011 The Artist de Michel Hazanavicius. The Tree of life de Terrence Malick. L’Apollonide, souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello.
Lundi 16 mai 2011 Sleeping beauty de Julia Leigh. Miss Bala de Gerardo Naranjo. Footnote de Joseph Cedar.
Samedi 14 mai 2011 Habemus papam de Nanni Moretti, Polisse de Maiwenn.
Jeudi 12 mai 2011 We need to talk about Kevin de Lynne Ramsay / Restless de Gus Van Sant
Mercredi 17 juin 2009 Avec Étreintes brisées, Pedro Almodovar semble avoir atteint ce qu’il n’avait que caresser dans La Mauvaise éducation : faire son 81/2, un grand film sur (...)