Cannes jour 9 : Dans sa peau

La Piel que habito de Pedro Almodovar. L'Exercice de l'État de Pierre Schoeller.

Hier, nous disions qu'il manquait à la compétition cannoise un film susceptible de rallier les suffrages des festivaliers autrement que par de la comédie nostalgique (The Artist et Le Havre sont pour l'instant les films les mieux notés par la presse étrangère). Mais ce jeudi, Almodovar est arrivé et c'est peu de dire que son nouveau film a fait son effet sur la Croisette. Vieil habitué du festival depuis Tout sur ma mère, mais jamais récompensé au-delà d'un prix de la mise en scène, Almodovar faisait face à un reproche justifié ces dernières années : ses films n'étaient jamais mauvais, mais ils répondaient un peu trop exactement à ce que l'on attend du cinéaste (un mélange de mélodrame et de réflexion sur l'illusion, qu'elle soit cinématographique ou amoureuse, dans un écrin élégant et précieux ). La Piel que habito réussit cette deterritorialisation devenue impérative : c'est un film de genre, un thriller aux relents fantastiques (pour se prémunir de tout reproche sur la crédibilité du pitch, il situe l'action à Tolède l'année prochaine).

Almodovar était réticent à montrer le film à Cannes, de peur que l'on en révèle les secrets. On respectera donc sa volonté, en restant évasif sur l'histoire, mais aussi sur la construction diabolique du scénario. Le mystère est de toute façon total dès le début : on voit un chirurgien esthétique inventer une peau de synthèse qu'il teste sur une jeune femme qui pourrait être sa femme, mais qui a surtout l'âge d'être sa fille, le tout dans une chambre capitonnée gardée par une gouvernante qui est, là encore, bien plus que cela. Banderas trouve dans ce rôle une composition à la James Mason qu'il endosse avec un plaisir jubilatoire. Face à lui, Elena Anaya lui rend le change, et vient inscrire son nom à la liste déjà longue des actrices magnifiées par la caméra de Pedro. Dès les premiers virages de l'intrigue, on se prend au jeu pervers inventé par Almodovar : les personnages revivent leur passé, à moins que ce ne soit le passé des autres, avant de "revenir au présent", devenu authentiquement monstrueux. La mise en scène est toujours aussi élégante et précise, mais cette élégance prend un sens tout nouveau quand elle s'épanouit dans un récit macabre et pervers, qui file à 100 à l'heure vers un dénouement incroyable. Alors qu'il avait passé son temps à arpenter des terres inédites pour son cinéma, Almodovar raccroche soudain les wagons et inscrit La Piel que habito comme une variation autour de ses thèmes habituels. Mais cette fois, c'est avec un film qui transpire la joie de tourner et qui emporte le spectateur dans un grand frisson de plaisir. En résumé : du grand art.

Si Almodovar a depuis longtemps démontré qu’il avait du talent, un jeune cinéaste de français vient, avec son deuxième film, de frapper un grand coup. Ceux qui ont vu Versailles en vantait déjà les mérites — shame on me, je ne l’ai pas vu ; L’Exercice de l’État, en tout cas, fait de Pierrre Schoeller un sacré metteur en scène, intelligent, efficace, pertinent, audacieux. Il en fallait, de l’audace, pour aller arpenter les salons de la République, et notamment ceux d’un Ministre des transports, à la gauche de la droite du gouvernement, qui va devoir choisir à la faveur d’une loi controversée (la privatisation des gares françaises), entre sa carrière et ses idéaux politiques. La première scène, scotchante, plonge dans le subconscient : des hommes en noirs portant des masques inquiétants installent des meubles dans le bureau du ministre, puis une femme nue (la République ?) traverse cet environnement pour se jeter toute entière dans la gueule d’un crocodile énorme. Symbole ? Oui, bien sûr, mais Schoeller emballe la scène à une vitesse folle, sur une musique dissonnante et inquiétante, faisant passer l’émotion du spectateur avant sa raison. Tout le film avance à ce rythme : parfaitement crédible dans sa peinture du monde politique (attachée de com’, chef de cabinet, premier ministre, députés, tous de fictions, mais tous proches de ceux que l’on voit défiler sur nos écrans à longueur de journée), en prise directe avec son époque (on feuillette les journaux en voiture sur un Ipad, on s’envoie des textos qui s’inscrivent à même l’écran) et d’une grande force d’exécution dans sa mécanique de thriller complexe.

Si le Ministre, qui a les traits du caméléon Olivier Gourmet, évoque Jean-Louis Borloo (notamment la scène où il va chez son chauffeur et finit bourré comme un coin), c’est plus globalement l’envie de durer dans un paysage où les hommes sont devenus interchangeables («nous sommes 30 sur un coin de fourchette» dit le chef de cabinet génialement interprété par Michel Blanc) qui sert ici de commentaire pertinent sur la politique française. Le film multiplie ainsi les scènes époustouflantes, jusqu’à un spectaculaire accident de voiture comme on n’en a jamais vu dans le cinéma français (Luc Besson et ses potes d’Euopacorp peuvent aller se rhabiller). Schoeller appartient à cette famille de cinéastes français qui sont toujours en train de regarder dans le fauteuil du spectateur le film pendant qu’ils le réalisent, et qui veulent avant tout lui fournir un spectacle rythmé, tendu et généreux, drôle et brutal, ce qui n’est l’ennemi ni de l’intelligence ni du style. Il y a tout cela dans L’Exercice de l’État, comme il y a cela dans les films de Desplechin, Audiard ou Cavalier. Un cinéaste est né, et c’est une des très bonnes nouvelles de Cannes 2011.

Christophe Chabert

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