La Piel que habito

Avec "La Piel que habito", Pedro Almodóvar revient aux récits baroques et teintés de fantastique de sa jeunesse, la maturité filmique en plus, pour un labyrinthe des passions bien noir dans lequel on s’égare avec un incroyable plaisir. Christophe Chabert

La Piel que habito se déroule à Tolède l’année prochaine, mais il se passe aussi bien avant ce présent qui n’est pas le nôtre. De ce laps temporel qui enjambe gentiment notre actualité pour aller fouiller dans le passé et anticiper un futur proche où la science sans contrôle ne servira plus que les désirs de ceux qui la maîtrisent, Pedro Almodóvar fait plus qu’une pirouette narrative ; c’est un vrai geste de cinéaste, retournant aux sources de son œuvre pour lui donner un nouveau souffle, là où ses derniers films avaient tendance à s’enfoncer dans un auto-académisme à base de scénarios virtuoses et réflexifs et de mélodrames au féminin mis en scène avec une élégance glacée.

Il faut remonter à Matador ou La Loi du désir pour trouver chez lui une histoire aussi tordue, qui n’hésite pas à emprunter les voies du cinéma de genre (le fantastique en tête, avec des références très assumées aux Yeux sans visage de Georges Franju et au Frankenstein de James Whale) pour distraire à tous les sens du terme le spectateur de son horreur fondamentale. Que l’on ne dévoilera pas, histoire d’être fidèle aux souhaits de l’auteur.

Carnaval tragique

Ce que l’on peut dire : un médecin spécialiste de la chirurgie plastique a inventé une peau de synthèse qu’il teste sur une jeune femme qu’il maintient prisonnière dans sa grande demeure à l’écart de la ville. Ce dont elle ne semble pas se plaindre, passant ses journées à faire du yoga et à lire des revues féminines. En guise de garde-chiourme, une vieille femme reste l’œil rivé sur des écrans de contrôle qui filment cette créature d’une beauté renversante — est-ce grâce à cette fameuse peau de synthèse et pourquoi en a-t-elle eu besoin ? Le labyrinthe narratif qu’Almodóvar va développer pour élucider les motifs qui ont réuni ce trio est assez époustouflant, allant de surprises en twists tous plus inattendus les uns que les autres.

À intervalles réguliers, de nouveaux personnages débarquent dans les diverses époques du film : le fils de la «gardienne», un truand évadé de prison qui s’est déguisé en tigre pour se fondre dans le carnaval annuel et échapper à la police ; un adolescent qui vend des fringues dans une boutique branchée ; la femme morte du médecin et sa fille renfermée suite à cette disparition. Almodóvar maintient longuement la déconnexion entre les morceaux de son intrigue, et il s’agit bien, dans un dernier mouvement proprement jouissif, de les coudre entre eux tels les morceaux de peau qu’habite sa prisonnière. En cela, le dessin du film se superpose à son propos : ici, tout n’est que masques, faux-semblants, changements de genres et ruptures de ton.

La mue de Pedro

Face à cette œuvre nettement plus sombre que ses précédentes réalisations, Almodóvar conserve la même virtuosité scénaristique et le même plaisir de mettre en scène. On retrouve par exemple la direction artistique époustouflante d’Étreintes brisées, cette manière de fondre les personnages dans des décors qui, parfois captés en d’impressionnantes plongées zénithales, ressemblent à des toiles de Joan Miró. Si l’ombre d’Hitchcock et du grand cinéma hollywoodien classique (revisité par un cinéphile pétri de la plus intense modernité) plane au-dessus du film, Almodóvar en a surtout retenu une leçon fondamentale : le plaisir du jeu. Jeu avec le spectateur, mais aussi jeu des acteurs : il y a une jubilation manifeste de la part d’Antonio Banderas à incarner ce méchant ambivalent, une ironie discrète qui rappelle certains rôles de James Mason.

Quant à Elena Anaya, sa performance est d’autant plus louable qu’il faut presque une deuxième vision, l’intrigue remise dans l’ordre, pour en saisir toute la complexité. D’ailleurs, c’est en bout de course aussi qu’Almodóvar prouve que La Piel que habito n’aura fait que reprendre ses thèmes favoris, mais dans une variation radicale. La conclusion, d’un culot extraordinaire, est plus qu’un effet de signature : le retour imprévisible du mélodrame almodóvarien, régénéré par ce détour par le grand autre cinématographique, le thriller macabre et fantastique. Lui aussi a, à sa manière, changé de peau, et on est curieux de voir ce que cette mue réussie va lui inspirer par la suite.

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mardi 9 juin 2015 La saison cinéma de patrimoine se termine (presque) comme elle avait (presque) commencé. Alors qu’en octobre, Lyon vivait au rythme espagnol avec le prix (...)
Mardi 10 mars 2015 Si sa superbe programmation va beaucoup fureter du côté de l’Amérique latine, c’est bien l’Espagne qui va faire plusieurs fois l’événement lors des 31e Reflets du cinéma ibérique et latino-américain du Zola. Ou comment une production touchée par la...
Lundi 13 octobre 2014 Bien sûr, il y a le Prix Lumière qui lui sera remis vendredi soir en présence d’invités prestigieux — dont, dit-on, Penelope Cruz… Bien sûr, il y a la (...)
Vendredi 26 septembre 2014 Les billets pour le Prix Lumière remis à Pedro Almodóvar (avec la projection de Parle avec elle) se sont arrachés en 45 minutes. Combien de temps faudra-t-il (...)
Mardi 2 septembre 2014 Pedro Almodóvar Prix Lumière, des rétrospectives consacrées à Capra et Sautet, des invitations à Ted Kotcheff, Isabella Rossellini et Faye Dunaway, des ciné-concerts autour de Murnau, des hommages à Coluche et Ida Lupino… Retour sur les premières...
Mardi 24 juin 2014 Son nom était sur les listes des possibles récipiendaires du Prix Lumière depuis au moins la deuxième édition… Ça y est ! En 2014, Pedro Almodóvar recevra la (...)
Mercredi 2 juillet 2014 On se demandait comment le Festival Lumière allait pouvoir rebondir sur l'édition 2013, portée par un Quentin Tarantino d'une générosité et d'une culture sans (...)
Mardi 19 mars 2013 De Pedro Almodóvar (Esp, 1h3O) avec Javier Camara, Carlos Areces…
Vendredi 26 août 2011 Comédies poussives, blockbusters ineptes : pas grand-chose à se mettre sous la dent cet été au cinéma. La surprise est venue de là où on ne l’attendait pas : "La Planète des singes, les origines", série B à la Don Siegel percutante et...
Mercredi 6 juillet 2011 De Dominik Moll (Fr-Esp, 1h40) avec Vincent Cassel, Déborah François, Sergi Lopez…
Dimanche 22 mai 2011 Palme d’or magnifique d’un palmarès discutable, "The Tree of life" de Terrence Malick avait survolé une compétition de très bonne tenue, dont on a apprécié les audaces rock’n’roll finales. Christophe Chabert
Dimanche 22 mai 2011 Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan. La Source des femmes de Radu Mihaileanu. Elena d’Andrei Zviagintsev.
Mercredi 17 juin 2009 Avec Étreintes brisées, Pedro Almodovar semble avoir atteint ce qu’il n’avait que caresser dans La Mauvaise éducation : faire son 81/2, un grand film sur (...)

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X