Emmanuel Carrère

"Limonov" P.O.L.

Après deux romans infiniment personnels - même si le dernier était ouvert à d’autres vies que la sienne -, il y avait une pointe de crainte à voir Emmanuel Carrère se dissoudre dans la biographie qu’il signe en cette rentrée de l’écrivain russe Edouard Limonov. Dès l’entame de son ouvrage, Carrère est là. Via le «je» qu’il a souvent employé, via son ton d’enquêteur et de journaliste.

Octobre 2006, pour un magazine, il doit aller recueillir des témoignages de personnes qui ont connu Anna Politovskaïa qui vient d’être assassinée. Carrère a les deux pieds dans le réel. Par un hasard qui n’en est peut-être pas un, et puisqu’il est à Moscou, il se rend aux cérémonies de commémorations du 4e anniversaire du massacre de l’école de Beslan et y croise Edouard Limonov. La vie de Carrère est ainsi faite que les événements viennent à lui pour lui soumettre un sujet de bouquin (l’affaire Roman, le tsunami au Sri Lanka…) à moins, plus vraisemblablement que ce ne soit là son premier talent : faire œuvre de littérature de ce qui advient. D’ailleurs, il est bien question de prétexte à matière pour un récit et non de souci de véracité, car, comme le dit Carrère lui-même dans une interview récente : «peut-être que tout est faux, que Limonov n’a pas vécu ce que j’écris mais quelle importance ?».

Personnage peu aimable, Limonov a connu les bas-fonds de la Russie avant de fuir son pays en 1974 pour plus de liberté. Direction les États-Unis où il se rêve grand écrivain. Mais il flirte avec la misère, se fait homo de passage dans les rues de Brooklin, devient larbin d’un milliardaire qui le prend pour son ami. Erreur : Limonov n’a pas d’amis et flingue tous azimuts, se rangeant aux côté des Serbes de Milosevic en 1992. Futur fondateur d’un parti bolchévique et futur taulard, déçu par la chute du communisme et ne pardonnant pas à Gorbatchev sa main tendue à un Occident capitaliste haï, Limonov permet à Carrère de réaliser un grand livre sur la Russie et ses paradoxes et d’adopter le point de vue des russes méconnu en France. Carrère a le mérite de changer d’angle. Eltsine et Poutine qui «privatisent la politique» ne s’en sortent pas mieux que Gorbi.

Partant de rien – son enquête sur le meurtre de Politovskaïa – Carrère, devenu un écrivain solaire depuis deux ans, dresse un tableau incroyablement vivant du monde russophone d’aujourd’hui, s’accommodant désormais même de l’ombre longtemps trop imposante de sa mère académicienne. Si la Russie malade de ses oligarques court à sa perte et que Limonov joue les vieux durs enfermé dans une cave où il tente de faire vivre un parti de jeunes punk, Carrère lui signe un livre ivre, qui se laisse tanguer au gré des événements, plein de ces odeurs de zapoï (une cuite qui laisse plusieurs jours sans dessaouler), qui n’est pas le mot le plus utilisé durant ces 500 pages par hasard !

Nadja Pobel

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