Le Lièvre et la torture

Musique / Avec Grand Lièvre et après deux ans de silence, l'Arverne atrabilaire Jean-Louis Murat revient en douceur vers les sommets, entre blues minimal et langue à la renverse. Stéphane Duchêne

«Qui veut voyager loin ménage sa monture» dit l'opticien amateur de poney. Murat, disquaire trop prolifique sujet aux égarements, a finalement eu pitié de la bête de somme, deux ans durant. Il faut parfois savoir prendre ses distances, «se mettre aux anges» comme il disait époque Lilith. Aux anges, ou au placard, quand sa maison de disque lui aurait mis le mors aux dents et le joug sur la carcasse, pas bouger, rien dépenser, pas même soi. L'auteur de Suicidez-vous le peuple est mort aurait même pensé à «se perdre de vue». Comprendre, pour l'angoissé de la partoche blanche, perdu de recherche, pour mieux se retrouver : «Dans une chanson bienvenue, ne plus être clinique». Mais l'artisan, lorsqu'il ne met pas l'ouvrage sur le métier a les doigts gourds. Quand le poète n'étale pas ses mots sur quelque surface, ils lui dégueulent de la bouche comme excès de bile (le chanteur, justement, aurait été opéré de la poche à bile qu'il avait, on le sait, profuse et diarrhéique). Tant et si bien que deux ans sans disque de Murat, on était au bord d'appeler les secours quand il nous devança avec Grand Lièvre : «L'art du silence aura ma peau» murmure-t-il sur Alexandrie, ajoutant plus loin dans sa (sublime) Lettre de la Pampa, fin de traversée du désert : «Toutes les sensations viennent de mon travail».

Fender et Takamine

Voilà donc notre Haut Arverne de retour «sans pitié pour le cheval», après l'échec «nashvilain» à accoucher d'un nouveau Mustango, ce disque-étalon fiché comme une pointe rouillée dans le sabot muratien. Le propre de la mode étant de se démoder, Murat a depuis longtemps (Dolorès, il y a 15 ans) renoncé à tracer autre chose qu'un sillon étanche aux OGM de la variétoche franchouille. En mode Neil «Forever» Young, la Fender tremblote, parkinsonnienne, quand il s'agit de monter dans les tours (d'ivoire). S'adoucit en arpèges de Takamine (des mauvais jours) sur hoquets d'orgue Hammond, chassés-croisés de chœurs tressés par les femmes. Ici, le bluesman auvergnat blouse les tendances, tord la langue en poésie abstraite et réfracte le temps ; surtout ne pas «souffrir de l'époque». D'où le disque de crise d'un éternel assiégé (jadis Fort Alamo, ici Fort Knox) qui parle de Vendre les prés quand on spécule sur la dette, du Champion espagnol d'un temps où l'on se dopait à la vinasse, d'«hallali» prophétisé à coups de «la-la-la». À presque 60 ans, Murat est le dernier de sa race. À la fois taureau rouge, salers au cuir blindé, et lièvre au bec fendu dont «le cœur se soigne à la torture», aveu sangl(ot)ant d'un auteur vice de forme dont le plaisir coupable est de ne ménager personne, à commencer par lui-même.

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