Héros de la country-folk et du rock indépendant américains, le musicien et acteur Will Oldham, devenu Bonnie 'Prince' Billy, a toujours manœuvré entre la confusion des genres et celle des sentiments. Stéphane Duchêne
Dans Mystery Train, son livre-somme sur la genèse du "wock'n'woll", le critique Greil Marcus évoque un certain Moran Lee «Dock» Boggs, mineur de Virginie et joueur de banjo, qui opéra sans doute le premier la jonction entre la musique blanche des Appalaches et le blues afro-américain. On assiste quasiment à la scène dans Matewan (1987) de John Sayles où un très jeune Will Oldham incarne un mineur-prêcheur dans la Virginie de l'Ouest des années 20, qui tente de concilier sa foi baptiste avec le bolchévisme supposément diabolique de ses aspirations syndicalistes : un soir, un ouvrier noir cale le blues de son harmonica sur l'air de mandoline d'un immigré italien et la guitare country d'un redneck. D'un coup, les intérêts divergents, les antagonismes raciaux et les cultures inconciliables trouvent une manière de dialoguer qui se prolongera sur le plan social. Quelques années plus tard, ce même Will Oldham, en Dock Boggs de son époque, opérera une autre forme de jonction, celle de la country traditionnelle et du rock indépendant, dans un contexte presque aussi lourd.
Né à Louisville, Kentucky, Will Oldham, issu d'une famille lettrée en pays white-trash, est un enfant du paradoxe. De ce sud profond qui s'est longtemps égaré entre Dieu, aspiration unioniste et racisme congénital, entre bluegrass — cette musique appalachienne d'origine allemande — et blues afro-américain. Symbole de cette Amérique absurde d'elle-même, Oldham grandit dans un comté qui porte d'ailleurs son nom, dont la particularité est d'être jonché de distilleries de bourbon alors que la consommation d'alcool y est interdite. Un vrai compost à frustration.
Palace
Surtout, nous sommes au début des années 90 et le reagano-bushisme a ravagé les illusions que la génération X n'avait pas les moyens de se payer. L'explosion Nevermind est la déflagration phosphorescente et aveuglante du phénomène. Mais partout des flammèches plus discrètes illuminent l'horizon d'une musique américaine où avant-garde et retour nostalgique à la vieille tradition musicale sont repliées l'une sur l'autre, comme une manière de courber l'espace-temps. Will Oldham comme d'autres — Mark Kozelek (Red House Painters), Bill Callahan (Smog), Mark Eitzel (American Music Club), Jeff Martin (Idaho), Alan Sparhawk (Low), Vic Chesnutt (Vic Chesnutt) — est l'une d'elles. Comme l'écrira un critique américain, «Will Oldham est un vieux chanteur folk né au moment de l'explosion du rock indépendant».
C'est en réalité un rocker indépendant (il joue un temps avec Brian MacMahon de Slint), que l'atavisme et un contexte désolé ont ramené vers la country, musique de conjuration par excellence. C'est la période Palace (Music, Brothers...), la plus spartiate, lo-fi, qui opère ce lien, mélange de rock aride et de country asséchée, de préoccupation slacker propre à son époque (ennui, solitude, déception) et d'angoisse millénaire (ennui, solitude, déception) : au «when you got nothing, you got nothing to lose» ("Quand tu n'as rien, tu n'as rien à perdre") de Bob Dylan — Like a Rolling Stone, Oldham répond «when you have no one, no one can hurt you» ("Quand tu n'as personne, personne ne peut te faire du mal"). Il est aussi question de «foutre dans les cheveux» et de «bite qui pendouille» (You have cum in your hair and your dick is hangin' out) ou de «baiser une montagne» (The Mountain Low). Derrière cette apparente mise à nu des sentiments, l'ex-aspirant comédien ne tombera pourtant le masque qu'une fois avec l'album Joya, le seul enregistré sous son vrai nom. Avant d'endosser celui qui fera l'essentiel de sa carrière, caché derrière une imposante barbe de patriarche : Bonnie 'Prince' Billy.
'Prince' des ténèbres
«Utiliser un pseudonyme, dira-t-il, permet au public et à l'artiste d'entretenir une relation construite et pérenne». À l'explication du choix d'icelui, Will Oldham convoquera la conjugaison de trois modèles : Bonnie Prince Charlie, le surnom de Charles Edouard Stuart d'Ecosse («Bonnie» signifiant «beau» en écossais), Nat King Cole, et Billy Bonney alias «Billy the Kid». Bonnie 'Prince' Billy tient un peu des trois : à la fois troubadour folk, crooner et outlaw de l'industrie musicale. D'entrée, il impressionne le roi de la country, le grand Johnny Cash avec I see a darkness. Lequel lui fait l'honneur de reprendre la chanson titre, en duo avec lui, adoubant ce petit 'Prince' des ténèbres comme il l'avait fait quelques décennies plus tôt avec son héritier Bob Dylan sur The Girl from the north country. Chanté par les deux hommes, la voix de pierre tombale de Cash, le timbre d'oisillon d'Oldham en soutien sur le refrain, la chanson est déchirante.
Entre deux chefs-d'œuvre, Bonnie 'Prince' Billy le solitaire, valeur étalon et stakhanoviste, multipliera à l'infini collaborations, duos et croisements de fer (Tortoise, Matt Sweeney, Cairo Gang) qui viennent s'accoler à une discographie pléthorique et donc inégale : Oldham ne jette rien et édite le moindre de ses fonds de tiroir, comme soucieux de se constituer un patrimoine. Lui qui disait au début de sa carrière ne jouer de la musique que pour composer et chanter ses propres morceaux, se paiera même le luxe de revisiter sur un même album (Ask Forgiveness) trois artistes aussi opposés que R. Kelly (The World's Greatest, dont on jurerait que les paroles ont été écrites pour lui), Björk et une figure oubliée du folk : Mickey Newbury. Il poussera même jusqu'à participer à une compilation de berceuses, avec une reprise de Puff The Magic Dragon, vieille comptine au message pro-lysergique caché : Bonnie au chant et le chœur sépulcral de l'ancien Villeurbannais Red, on y apprend que les dragons sont éternels mais pas les enfants. Will Oldham en est pourtant resté un.
Old Joy
Car derrière la mélancolie apparente de son œuvre se cache également un personnage facétieux et enfantin, qui apparaît plus volontiers en concert ou dans ses clips et, au fil du temps, sur des albums de plus en plus apaisés. C'est ce Will Oldham que l'on retrouve dans Old Joy, le très beau film de Kelly Reichardt sorti en 2007, vingt ans après Matewan. Oldham, dans son autre grand rôle au cinéma, y incarne un quasi lui-même, gentil clochard céleste qui a choisi de vivre sans contrainte. De passage à Portland, il retrouve un vieil ami qui, lui, a épousé le système (et une fille) et, à l'aube d'être père, traverse une mini-crise existentielle. Ensemble, ils partent en randonnée dans une forêt de l'Oregon. Un périple de peu de mots qui s'achève par un bain dans une source d'eau chaude, où Oldham réconforte son ami avant de retourner se perdre dans le vrai monde, pour lequel il n'est pas fait.
Une manière d'appréhender Will Oldham et son œuvre : où la mélancolie apparente devient source de réconfort, une manière de prendre la vie comme elle vient et de conjurer mauvais sort et illusions perdues avec grâce. Comme il le dit dans le film, «la tristesse n'est rien d'autre qu'une joie passée («an old joy»)». Et c'est bien ces deux sentiments contradictoires et entremêlés que tente de réconcilier depuis toujours, quels que soient les oripeaux qu'elles portent (country, blues, rock, lo-fi), les chansons sans âge de Bonnie 'Prince' Billy.