Lumière, jour 3. Ne travaillez jamais !

I Giorni contati d’Elio Petri. Édouard et Caroline de Jacques Becker.

Après un petit moment de flippe le premier jour, où les films vus n’étaient jamais à la hauteur de nos attentes, et suite aux retours enthousiastes sur la rétrospective Wellman que l’on avait décidée de laisser de côté, on se demandait si le choix de traverser le festival Lumière en privilégiant raretés et inédits étaient la bonne solution. On enviait les gens qui, de retour d’une projection de "Loulou" ou de "Casque d’or" qu’ils découvraient pour la première fois, étaient encore sous le choc de ce qu’ils venaient de voir. Mais ce jeudi, deux films nous ont finalement donné raison et on a vu, dans des registres fort différents, du très grand cinéma, incontestablement. I Giorni contati, deuxième film d’Elio petri selon Alberto Barbera (troisième selon IMDb), a complètement effacé le souvenir un peu mitigé de "L’Assassin". Petri trouve ici à la fois son style et son ton, et fait bien plus qu’annoncer ses réussites futures : il est déjà au sommet de son art. Le film raconte l’odyssée de Cesare, un plombier qui, en prenant le bus un matin pour aller travailler, est confronté à une mort scandaleusement ordinaire. Le contrôleur demande son billet à un passager, avant de s’apercevoir qu’il a été terrassé par une crise cardiaque. S’identifiant au trépassé, Cesare se met à cogiter sur le temps qui lui reste avant de quitter cette terre, et surtout, sur ce qu’il peut encore en faire. À 52 ans, il décide donc d’arrêter de travailler, et de passer ses journées à faire tout ce qu’il n’a pas pu accomplir jusqu’ici. Utopie d’un monde où l’homme arrache son existence au productivisme ambiant, sans pour autant tomber dans un hédonisme facile : les journées de Cesare ne se fondent pas sur le plaisir ou la paresse, mais sur la curiosité. Il va traîner dans un musée, suit une manifestation dans un bidonville (séquence hallucinante, digne d’un Peter Watkins), discute avec la fille de sa logeuse en lui donnant quelques conseils de vie… Quelque chose, toutefois, ne prend pas dans cette tentative de reprendre son destin en main. La scène du musée, par exemple, se termine par la rencontre avec un marchand d’art qui emmène Cesare dans son appartement où œuvre une caricature d’artiste contemporain, entre Jackson Pollock et les actionnistes viennois. On pense que le marchand veut initier Cesare à une autre forme d’art ; mais non, il l’a amené pour déboucher les canalisations obstruées par les restes de peinture. Comme si le métier de quelqu’un primait sur sa vie intérieure aux yeux du monde. Plus subtilement encore, c’est la façon dont Petri filme l’action qui prépare à l’issue tragique de cette utopie. Le cinéaste ne met jamais sa caméra à hauteur d’homme : toujours légèrement surélevée, comme dans ce travelling magnifique qui accompagne Cesare traversant un passage piéton en train d’être repeint, à quelques mètres du Colisée, ou au contraire en complète contre-plongée. Le style Petri, que l’on retrouve dans "La Classe ouvrière va au Paradis", cette manière de refuser le réalisme pour y substituer une distance critique et une réelle et littérale hauteur de vue, est aussi une manière de dire que l’homme n’a jamais le mot de la fin dans les sociétés capitalistes. Ce n’est pas une force obscure qui l’opprime, mais lui-même, ses atermoiements, ses compromis, ses erreurs. Cesare souffre de ne pouvoir être un modèle, incompris, mal compris ou traité avec dédain par son entourage. Pessimiste, le cinéma de Petri ne se résigne qu’en dernière limite : le reste du temps, il croit dans les vertus de la colère, mais aussi, dans ce superbe film qu’est "I Giorni contati", de la mélancolie. Changement de ton, d’époque et de pays avec Édouard et Caroline de Jacques Becker. La relative déception face à "Falbalas" avait pu laisser craindre une certaine surestimation du cinéaste, sorti de ses films les plus célèbres. Que nenni ! Édouard et Caroline est une merveille, une comédie irrésistible qu’il faudrait montrer à tous les tâcherons actuels du cinéma comique français pour leur donner des leçons de rythme, d’élégance, de direction d’acteurs et de direction artistique. En restant très français, dans l’univers qu’il dépeint comme dans les dialogues et les situations, Becker réussit à égaler les plus grands maîtres américains de son temps. Le film repose sur un postulat volontairement frivole, un simple quiproquo vestimentaire : Édouard et Caroline forment un couple de bourgeois «bohème» (c’est dit dans le film…), lui pianiste talentueux mais encore inconnu, elle fille de ce qu’on imagine une grande famille mais dont elle peine à reproduire le mode de vie. Invité à une soirée mondaine chez l’oncle de Caroline où Édouard devra donner un récital pour les hôtes, le couple se dispute pour une histoire de gilet perdu et de robe raccourcie. S’ensuit une série de péripéties dignes d’un Feydeau ou d’un Labiche (plus que de Musset ou Marivaux, comme l’a un peu vite dit Bertrand Tavernier au cours de son introduction), où Becker témoigne d’un tempo parfait à tous les niveaux : tout glisse dans la plus parfaite fluidité, le moindre second rôle est dessiné avec la plus grande méticulosité, jusqu’à une conclusion qui rappelle, ce n’est pas rien, certaines comédies de Lubitsch ou MacCarey. Par ailleurs, Becker se livre à un réjouissant jeu de trompe-l’œil autour de la société dont il tire le portrait. Les grands bourgeois du film sont ridicules, mesquins, méprisants envers le peuple, et Becker s’en amuse sans jamais tomber dans la caricature ou la satire. Hormis son très beau couple (Daniel Gélin et Anne Vernon, ultra-sexy et flirtant, pendant quelques plans, avec les limites de la nudité acceptable à l’écran pour l’époque), il sauve deux personnages dans le récit : un serveur russe à moustache et un mécène américain lucide et visionnaire. Que ce soit les Français qui dégustent pendant que les frères ennemis de l’après-guerre pactisent tacitement dans l’architecture discrète de l’intrigue n’est sans doute pas innocent, et prouve que Becker était non seulement un fin cinéaste, mais aussi un humaniste en avance sur son temps.

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