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Sens interdits, jour 8 : La fin du voyage

Théâtre / La folle semaine du festival Sens Interdits s'est achevée comme elle avait commencée : dans un geste politique et artistique fort avec la fresque cambodgienne "L'Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge". Retour sur cette pièce et sur ces huit jours où il fut question d'élections libres, de solitude du pouvoir, de l'holocauste, d’engagements et toujours de théâtre. Nadja Pobel

La niaque de Sihanouk

Bien sûr, l’histoire même de la pièce sur Norodom Sihanouk et le Cambodge contemporain était déjà une raison de ne pas rater ce spectacle. Créée en 1985 à la Cartoucherie de Vincennes et relatant 24 ans (de 1955 à 1979) d'histoire cambodgienne en 9h, cette épopée nous était proposée (pour moitié) en première mondiale mercredi dernier interprétée en khmer par les héritiers de ce récit. Une troupe de jeunes Cambodgiens a appris le théâtre et le jeu spécifiquement pour ce projet. Malgré les répétitions que nous avions vues récemment, il était tout de même à craindre que tout cela ne tienne pas la longueur avec un décor unique et simplissime (un plateau de bois et un rideau orange en fond de scène plus quelques accessoires). Erreur. L’équipe, d'une solidarité épatante et d’une rigueur indéfectible, livre un spectacle bouleversant servi aussi par le texte parfois drôle, souvent juste, jamais ampoulé d'Hélène Cixous. Tout n'est pas toujours situé dans le temps mais qu'importe puisque seule compte la tension permanente qui s’installe au plus haut sommet de ce «petit» pays comme disent avec dédain les «immenses» Etats-Unis. Norodom Sihanouk, qui a obtenu l'indépendance de son pays sans qu'aucune goutte de sang ne soit versée, campe sur sa position de non-aligné jusqu'à ne plus pouvoir la tenir quand son général des armées, Lon Nol lui plante un couteau dans le dos en s’alliant avec les Américains pour chasser les menaçants Vietnamiens d'Ho Chi Minh. Sihanouk, pour rester en place, pactise sans le savoir avec le camp d'en face : les Khmers Rouges d'un certain Pol Pot. Nés à Battambang, là-même où Lon Nol a fomenté une insurrection de la population pour destituer Sihanouk, les comédiens n'ont pas froid aux yeux et endossent avec professionnalisme leurs grands rôles, se jetant à corps perdu sur scène. Dans leur langue percutante qui sonne comme des cymbales, ils ne lâchent rien et notamment ce roi Sihanouk incarné par un petit bout de femme qui fait trembler le plateau. Il serait bon un jour de revoir San Marady quelque part… Coté jardin, quatre musiciens créent une bande son indispensable qui n'a rien d'un simple accompagnement. Ils impulsent le tempo : l'accélération du récit, les temps de réflexion et de tension. Pas étonnant avec un spectacle aussi généreux que les larmes nous viennent aux yeux. Pour la meilleure raison qui soit : parce que la troupe a brillamment amené le Cambodge ici.

Voyage au bout du théâtre

Le terme est souvent galvaudé mais ces huit jours de Sens interdits ont bien été un voyage. À chaque spectacle, des artistes ont eu le courage de regarder en face leur pays souvent sous son jour le plus sombre (la Russie et la guerre en Tchétchénie, la Tunisie et la censure, le Cambodge et ses dictateurs, le Chili et la communauté mapuche réprimée, le Mali et ses chefs d'états véreux, l'Afghanistan et les talibans...). Mais en faisant du spectacle vivant, en réunissant chaque soir dans les salles des communautés afghanes, hispanophone, russe mélangées à un public «neutre» qui (re)découvrait tout cela, ces artistes ont suscité une véritable chaleur humaine et ont assurer le voyage dans de bonnes conditions.


Élections libres

Qui dit théâtre politique dit rapport à l'actualité. Ouvert avec les tunisiens Jalila Baccar et Fadhel Jaïbi qui se sont envolés à Tunis sitôt leur spectacle terminé pour voter enfin, ce festival n'a jamais été déconnecté de cette brûlante question des élections libres. Outre les Tunisiens, les personnages cambodgiens se réjouissaient aussi de leurs premières élections libres dans les années 1960 et trépignaient de joie tandis que le roi Sihanouk craignait l'arrivée d'adversaires  mal-intentionnés. En 2012, ces jeunes comédiens voteront à leur tour, tout comme les compatriotes russes de Tatiana Frolova. Le résultat du scrutin pourrait redonner un peu de démocratie et de liberté d’expression à ces pays qui en manquent cruellement. Les Cambodgiens n’ont toujours pas pu jouer officiellement sur leurs terres.

L'exercice du pouvoir

Comme dans l'indispensable film de Pierre Schoeller actuellement en salle, l'exercice du pouvoir se révèle, aux quatre coins du monde, un jeu solitaire qui enferme dans une tour d'ivoire, creuse le fossé entre le haut de l'Etat et la population et conduit au pire. Sihanouk, roi compréhensif et généreux envers les paysans de son pays, finit par ne plus supporter qu'un autre lui conteste le pouvoir, il devient irascible, se juge irremplaçable et accorde aveuglément sa confiance à Pol Pot pour ne pas mourir trop vite. Même constat du côté du Mali. En Afghanistan, les Talibans, aux yeux gorgés de sang, inventent des lois au nom d’une soi-disant religion et se font les garants d’imbécillités (interdiction de se couper la barbe...). Autres représentants du pouvoir, les Américains qui viennent sauver le monde, en prennent pour leur garde à plusieurs reprises. Ils exercent leur force avec une arrogance souvent moquée, et de manière très drôle, dans ce festival. Ils sont des « pillards» et des «ogres» pour Hélène Cixous dans Norodom Sihanouk et des lourdingues qui ne connaissent que leur culture au fin fond de l’Afghanistan pour les AFTAAB. «Ils ne défendent pas les frontières du Cambodge et du Vietnam, rajoute Sihanouk, ils nous défendent de les défendre nous-mêmes» fustige le petit roi futé qui dénonce une forme de colonisation qui ne dit pas son nom.

 

Engagement

Qui dit théâtre politique dit aussi engagement politique. Et très clairement ici, via les textes de tous ces auteurs, le capitalisme n’a pas le vent en poupe. À commencer par la privatisation des banques qui est le fait de Lon Nol, à la botte des Etats-Unis, dans Norodom Sihanouk. Comme ce thème parait subitement être le nôtre alors qu’il remonte à 1970. Et puis, il fallait entendre la Russe Tatiana Frolova dire les ravages commis par les communistes faits dans son pays ; malgré tout, puisqu’ils sont aujourd’hui la seule force d’opposition à l’oligarchie poutinienne, elle leur donnera sa voix. La lutte est aussi celle contre l’antisémitisme toujours rampant. En point d’orgue, «Ceci est mon père» dans lequel Ilay des Boer rend compte des agressions qu’il a subit ces dernières années, lui le jeune «youpin». Le récit de la déportation des enfants d’Izieu a aussi résonné cette semaine et le jeune Chilien Cristian Plana parait encore tétanisé par la rudesse nazie et transpose en Amérique du Sud un Dramuscule de Thomas Bernhard en pleine dictature de Pinochet.

 

Finalement, les spectacles les plus faibles ont été ceux des français, «On ne peut pas se plaindre» et «Il se passe quelque chose de bizarre avec les rêves …». Repliés sur une mise trop étriquée (quand elle existait), ces pièces n’ont donné que peu de souffle à leur propos. Tout comme la pièce sur le Mali, trop orale et si peu visuelle. Les autres propositions ont été à la hauteur de l’enjeu : faire de l’art un outil de réflexion et de curiosité sur le monde, et pas seulement son voisin. De plus, en bonus, l’émotion n’était pas absente (depuis quand n’avait-on pas versé des larmes deux fois en une semaine au théâtre ?) Ce festival semble avoir cautérisé (terme médical entendu deux fois au cours de ces huit jours) la plaie d’un théâtre parfois atteint d’un nombrilisme aigu.

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