Le discours de la méTodd

Entretien / Identifiant la forme originelle commune à toute l'humanité : la famille nucléaire, Emmanuel Todd montre, avec L'Origine des systèmes familiaux, que l'Occident doit son développement à la conservation de ce modèle familial. Une révolution démographique copernicienne pour cet intellectuel engagé, souvent visionnaire et fin observateur de l'actualité. Propos recueillis par Stéphane Duchêne

Avec L'Origine des systèmes familiaux, vous avez parlé de coming out intellectuel...
Emmanuel Todd : J'ai toujours utilisé les systèmes familiaux comme grammaire explicative, mais je n'avais jamais eu l'occasion de montrer que sur les systèmes familiaux eux-mêmes j'étais en situation d'hyper-compétence. La publication de ce livre dit aussi ce qu'est ma vie réelle : le temps que je passe à bavasser dans les médias, c'est 10% de mon temps, et ce livre les 90 % restant.

Dans L'Origine..., vous dites que contrairement aux idées reçues, les formes familiales qu'on pensait archaïques (le clan, la tribu) sont en fait des constructions complexes de l'Histoire. À l'inverse, le modèle archaïque, c'est la famille nucléaire.
Si on va suffisamment loin dans le passé de n'importe quelle région, on trouve la famille nucléaire. A Sumer, en -3000 avant JC, quand on invente l'écriture, elle est là. Lors des grands essors chinois, mésopotamien et indien aussi. En fait, dès les chasseurs-cueilleurs. Aujourd'hui, elle n'a su se préserver que dans des zones éloignées du centre à partir duquel se sont développés et diffusés, dans le temps et l'espace, des systèmes lourds, communautaires qui ne sont pas arrivés partout. Par exemple : des îles comme l'Angleterre, le Sri Lanka, ou les Philippines. Même si entre ces sociétés on trouve des différences notables, on y retrouve encore cette famille nucléaire centrée sur le couple.

Pourquoi cette thèse n'est-elle pas apparue avant ?
Certains, des Américains notamment, travaillant sur les Indiens des Rocheuses, ou mon directeur de thèse Peter Laslett, en avaient déjà eu l'intuition. Mais la condition du principe que je décris est celui de la diffusion d'un mode de vie qui prend le pas sur un autre. Or, après-guerre, s'est imposé le structuralisme qui détestait le principe de diffusion car il sous entend l'idée de domination, ce dont on ne voulait plus entendre parler à l'époque. L'anthropologie n'aime pas trop que les peuples qu'elle étudie aient pu évoluer avant leur arrivée.

C'est donc la préservation de la famille nucléaire qui a permis à l'Europe occidentale son développement alors qu'elle n'avait inventé ni l'écriture, ni l'agriculture...
Dans ces sociétés archaïques, masculin et féminin sont équilibrés. L'individu existe au sein d'un réseau de parenté et peut s'exprimer. C'est cela qui crée le dynamisme. Ces conditions étaient réunies en Europe au moment de la Révolution Industrielle comme à Sumer, il y a 5000 ans. Bien sûr, ça ne se passe pas partout. Les Philippines n'ont rien fait de leur «nucléarité» jusqu'à très récemment. De même que le système patrilinéaire quand il émerge garde un certain type de dynamisme.

C'est-à-dire ?
Prenons la famille souche et son système à héritier unique, qui marque l'émergence du principe patrilinéaire. à ce stade là, l'évolution sociale, la créativité, sont toujours là. L'Allemagne est un système souche et on lui doit la réforme protestante, qui est le début de la modernisation européenne. Idem pour le Japon, son pendant asiatique, qui est une société fortement masculinisé : il produit 30 % des brevets mondiaux et n'est pas décadent comme on l'entend souvent. C'est dans la phase finale du système patrilinéaire, quand les femmes sont enfermées et qu'elles ne peuvent plus jouer de rôle éducatif notamment, que c'est terminé. Les sociétés qui emprisonnent l'individu dans un réseau de parenté lourd finissent par s'arrêter. 

Comment se diffuse un système familial ?
Par la puissance, le prestige, la conquête, l'occupation, mais ce sont des processus très longs, parfois millénaires. Pendant des siècles, le système patrilinéaire s'est diffusé par la force et le nomadisme : dans un système où seule la parenté du côté du père et les garçons sont importants, vous appartenez dès la naissance à un clan dont l'organigramme rappelle l'armée romaine. Quand les nomades d'Asie centrale, les Huns, les Mongols, ont acquis le premier principe de la famille souche et décidés que les frères étaient équivalents dans le système patrilinéaire, ils sont devenus de redoutables conquérants. C'est le début des grandes invasions. 

Vous expliquez en partie l'enlisement en Afghanistan par cette caractéristique «guerrière» du système patrilinéaire.
Les clans pachtounes d'Afghanistan sont des machins conçus pour la guerre. Même s'il y a beaucoup de souffrance au niveau des individus et des familles, quand on les envahit, on nourrit, on légitime et on réactive un corps social qui est fait pour ça, et la guerre est perdue d'avance. Les Anglais s'y sont cassé les dents, puis les Russes, les Américains, et aujourd'hui grâce à l'OTAN, tout le monde, y compris la France. 

Vous êtes un as des «prédictions». Or, vous n'avez jamais crû à l'Euro. Il semble que vous n'ayez jamais été si prêt d'avoir raison une fois encore...
J’avais écrit dans L’Invention de l’Europe, en 1990, que la monnaie unique allait accoucher d'une jungle. On voit le résultat. Pour qu'il y ait une Europe possible, il faudrait déjà qu'il y ait une «famille européenne». Or elle n'existe pas, il y a des rythmes démographiques, des mentalités différentes. La société allemande est structurellement plus proche du Japon que de la France. Est-ce qu'on imaginerait une seconde une monnaie unique avec les Japonais en s'étonnant que ça ne marche pas ? 

La solution ?
De deux choses l'une, soit l'on admet que l'euro est foutu, soit on revient à une sorte de protectionnisme positif, de préférence communautaire. À nouveau l'Europe pourrait jouir de ses différences. 

Pour autant, vous ne croyez pas non plus au décollage de la Chine...
À l'instar du décollage indien qui est déjà menacé. La Chine est dans une phase de rattrapage mais ça n'en fait pas automatiquement un leader mondial. Ce décollage se fait au prix d'un déséquilibre démographique, anthropologique, écologique, social qui ne sera pas supportable. À terme, la politique de l'enfant unique, très mauvaise pour la dynamique sociale, va produire une catastrophe démographique. La Chine devient très arrogante mais n'est pas maître de son destin. Les 10% de croissance chinoise n'existent que parce que les 1% des gens les plus riches dans le monde occidental veulent des taux de profit de 15%. Ils préfèrent donc utiliser les prolétaire chinois que les prolétaires occidentaux trop payés. Bon, je ne cacherai pas une minute de plus que je suis de gauche.

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