Entretien avec Emmanuel Carrère

Pourquoi vous êtes-vous mis à écrire à la première personne avec L’Adversaire (paru en 2000) ?
Emmanuel Carrère : L’Adversaire est un livre que j’ai mis longtemps à écrire ; le fait divers est survenu en 1993 et le livre est sorti en 2000. J’ai essayé de l’écrire de toutes sortes de façons à la troisième personne comme j’avais toujours écrit auparavant, ça ne m’était jamais venu à l’esprit d’écrire à la première personne. Ce n’était même pas quelque chose que j’avais écarté après considération mais vraiment ça ne me venait pas à l’esprit. Et après avoir essayé de toutes sortes de manières différentes, j’ai abandonné ce récit avec un certain soulagement ; je m’éloignais de cette terrible affaire. J’ai alors eu envie d’écrire pour moi, à usage personnel, un mémo de cette histoire, les rencontres faites, le procès... Je le faisais à la première personne et je me suis aperçu que ça devenait le livre que j’avais été incapable d’écrire pendant des années. Pour le moment, j’ai du mal à envisager d’écrire autrement. Il y a une espèce de bascule qui s’est opérée à ce moment-là et je suis toujours dans cet usage qui m’est désormais naturel. Il s’agit de trouver sa place par rapport à ce qu’on raconte.

Jean-Claude Romand vous écrivait dans une lettre qu’il est «cruel de penser que si j’avais eu accès à ce "je" et par conséquent au "tu" et au "nous", j’aurais pu leur dire tout ce que j’avais à leur dire [à sa famille qu’il a abattue] sans que la violence rende la suite du dialogue impossible». Et il me semble que cette phrase vous correspond…
Oui vous avez raison et c’est étonnant ce que vous dites car je ne me rappelais pas que cela avait été formulé de façon si nette par Romand lui-même. J’en ai sans doute pris conscience avec D’autres vies que la mienne. Après Un roman russe, j’écrivais à la fois un livre à la première personne et un livre autobiographique avec tout ce que cela peut comporter de narcissique. J’étais absolument au cœur du livre. Dans D’autres vies que la mienne, ce n’est que très accessoirement de moi qu’il s’agit ou alors parce que ce que je raconte retentit sur mon surmoi et sur ma propre vie. J’ai pris conscience avec le compagnonnage d’Etienne Rigal [NdlR : le juge dont il est question dans D’autres vies que la mienne], qui est peut-être le personnage principal du livre, à quel point en effet l’intérêt de dire "je" est de se placer face à l’autre. Je me souviens avoir noté à l’époque une phrase du philosophe Emmanuel Lévinas, que j’ai peu lu : «Le plus court chemin vers soi passe par l’autre» et je m’étais dit que cette phrase  très juste était tout aussi juste si on la renversait : le plus court chemin vers l’autre passe par soi, par le consentement à occuper sa propre place. C’est pour ça que je ne crois pas beaucoup à l’idée d’écrire un livre en se mettant dans la peau de quelqu’un d’autre, chose que j’ai pris grand soin de ne pas faire avec L’Adversaire. Je ne voulais pas me mettre dans la peau de Romand mais il s’agissait juste d’accepter d’être dans la mienne, à ma place face lui.

D’où vous vient cette envie de "donner" vous romans ? Vous dites à votre mère à la fin d’Un Roman russe «tiens, il est pour toi», vous donnez D’autres vies que la mienne à Diane et ses sœurs, les filles de votre belle-sœur décédée…
Je ne sais pas comment le commenter sinon dire que ce n’est pas vraiment quelque chose de délibéré. En tout cas, chacun de ces quatre livres s’est établi dans un rapport étroit avec une des personnes. C’était le moteur, même pour Limonov. C’est sans doute celui avec lequel c’était le moins difficile. L’Adversaire était très très lourd avec Romand, même un Roman russe avec ma mère et ma compagne de l’époque, Sophie. J’'avais l’impression de courir le risque de les faire souffrir, de créer des dégâts. Ce n’était pas de gaieté de cœur, c’était très compliqué de prendre d’assez lourdes responsabilités. Dans le cas de D’autres vies que la mienne, les sujets étaient douloureux mais finalement ça a été un rapport assez paisible avec les personnes concernées. Je n’étais pas tourmenté par «de quel droit est-ce que j’écris ça ?» car c’était presque fait avec leur accord voire à leur demande. Limonov, c’est un peu différent car le rapport est beaucoup plus lointain. Je n’ai aucune relation d’intimité avec lui, je ne souhaitais pas en voir et lui non plus. Et d’autre part il s’agissait de quelqu’un qui s’était lui-même exposé publiquement et qui avait parlé d’autres gens sans ménagement. J’étais donc assez à l’aise en me disant «dans le pire des cas, même si ça lui est désagréable, au fond, c’est pas si grave». Ca peut paraître un peu cynique mais c’est quelqu’un qui a le cuir coriace. Je me sentais les coudées assez franches. Il n’empêche que la question de trouver sa place face à lui s’est posée, je me suis peint, quitte à me caricaturer, en bobo un peu trop prudent. J’avais un peu besoin de me peindre comme ça par contraste, c’est aussi un effet dramatique d’une certaine façon.

Aviez-vous conscience qu’en écrivant Limonov, vous parliez encore beaucoup de vous ?
Je ne parle quand même pas tant que ça de moi, c’est à 90% sur Limonov et 10% sur moi.

Ce n’est pas un reproche mais lorsque vous parlez de la Russie, vous parlez de vous.
Je ne le prends pas comme un reproche car ça me parait tout à fait légitime de dire pourquoi je raconte Limonov. Vous savez il y avait cette phrase post soixante-huitarde typique qui consistait à dire dans les AG et de façon un peu agressive «D’où tu parles toi ?». C’est une question qui m’a toujours parue très légitime. Savoir qui parle, à quel titre. Je n’ai rien idéologiquement contre le fait de ne pas parler à la première personne, énormément de très grandes œuvres ne recourent pas au "je" mais en l’occurrence pour moi, ça me parait juste de le faire. C’est même une question d’honnêteté par rapport au lecteur.

C’est peut-être alors parce que vous n’écrivez pas de roman de fiction que vous dites avoir une grande admiration pour Michel Houellebecq par exemple ?
Oui, je pense que Michel Houellebecq est un vrai romancier, un grand au sens le plus classique du mot, quelqu’un qui n’est pas tant un inventeur de formes que quelqu’un qui rend compte du réel avec des personnages de fiction. Et en même temps, il a une très grande amplitude de regard sur la société. De ce point de vue là c’est un très grand romancier. Et il y en a peu. On a beaucoup observé ces dernières années, à juste raison, que de plus en plus de gens écrivent des choses comme j’en écris moi-même, ces choses un peu hybrides qui relèvent du témoignage, du récit de vie. Je n’ai rien contre car j’émarge moi-même à cette tendance lourde que j’ai du mal à commenter mais que je constate. Houellebecq ce n’est pas son cas, c’est vraiment un romancier.

Comment parvenez à faire de ce qui advient de la littérature ? Vous allez aux obsèques d’Anna Politovskia et vous êtes entraîné aux commémorations du massacre de Beslan où vous retrouvez Limonov, vous allez chercher les traces de votre grand-père et vous rencontrer Ania et son bébé, bientôt assassinés…
J’ai du mal à l’expliquer. J’ai l’impression qu’à partir du moment où l’on se met à être un peu attentif à ce qui nous arrive, ces connexions s’établissent. Mon travail d’écrivain revient à les suivre, voir ce à quoi ça mène. Quant à savoir si ça devient de la littérature… La question de la littérature m’est un peu égale pour vous dire la vérité. Je ne me soucie pas du tout lorsque j’écris de la teneur en littérature. Il y a des choses dont je me dis que ça pourrait relever de la vulgarisation historique, de la biographie, ça ne me gêne pas du tout. Je ne suis pas avant tout soucieux de faire de la littérature. Si ça en devient, je dirais que ce n’est même pas à moi de l’apprécier. À ce moment-là, la littérature devient une catégorie laudative, c’est juste pour dire «c’est bien». Et je prends, j’accepte. Je ne vais pas m’en plaindre. Mais ce n’est pas mon but et j’ai tendance à me méfier du désir de vouloir à tout prix faire de la littérature. Que ce soit dans D’autres vies que la mienne avec les histoires de droit ou l’histoire récente contemporaine dans le dernier livre, il y a un aspect de vulgarisation, d’enquête journalistique, j’espère sérieuse qui pour moi est vraiment un élément très central dans ce que je fais. Et, encore une fois, la question de la littérature, comme le disait Lacan de la guérison en analyse, ça vient par surcroit éventuellement (rires).

La littérature aide-t-elle donc à s’en sortir ?
Limonov, de façon très concrète à un moment de sa vie à New York, était totalement largué avec aucune chance littérale de s’en sortir. Sa seule planche de salut était d’arriver à écrire un livre qui soit publié. Ca ne relève pas d’une religion flaubertienne de la littérature. S’il faisait la liste de la chance et des atouts dans sa vie, la littérature comptait. Moi j’ai eu une vie plutôt plus protégée que celle de Limonov. Il m’est arrivé de connaître des gouffres personnels, intimes, psychiques, je ne veux pas en minimiser l’importance mais, en termes de survie sociale et économique, je n’ai jamais été gravement menacé. Cet aspect de pure survie matérielle, centrale dans la vie de Limonov, est quelque chose que je ne connais pas.

Avez-vous conscience d’emmener certains de vos "personnages" dans les romans suivants ? Étienne Rigal apparait dans Limonov, Romand est dans Un roman russe et D’autres vies que la mienne
C’est vrai mais c’est parce que c’est une expérience très forte et très marquante que cette rencontre avec Romand, ce n’est donc pas étonnant. Je fais attention à ne pas trop faire comme si le lecteur avait déjà lu les autres livres, c’est un peu impoli. Et en même temps, j’ai conscience que certains me lisent avec fidélité et régularité. C’est d’ailleurs quelque chose qui donne une grande confiance, un noyau s’intéresse à ce que vous écrivez. Pour Limonov, j’avais énormément d’informations à faire passer et j’étais constamment conscient d’en savoir trop conscience, d’en savoir plus que le lecteur, je dois faire attention. Lorsque je cite Anna Akhmatova, ça suppose de dire qui elle est. Il faut trouver une manière souple et élégante de le faire pour que ce ne soit pas des notes en bas de page ou un encadré. Il faut que ce soit intégré dans le mouvement du récit. Ça relève un peu de la vulgarisation. J’aime bien essayer d’en faire un enjeu presque littéraire, que ce soit bien intégré au livre.

Un mot sur votre prix Renaudot reçu début novembre pour Limonov alors que vous étiez pour la première fois en lice pour les prix de l’automne.
Non, en 1988, j’étais déjà dans la dernière sélection du Goncourt pour Hors d’atteinte. Jusqu’à présent pour des raisons fortuites, je terminais mes livres vers novembre et ils sortaient assez naturellement au printemps ce qui m’épargnait d’être dans cette course. Là, le livre était terminé au printemps et il est paru à l’automne. Je me suis aperçu avec surprise que malgré tout c’est stressant d’être en lice dans ce prix. On aimerait être plus à distance de ces choses comme Julien Gracq ou Henri Michaux ou Maurice Blanchot.

Vous n’êtes pas trop déçu déçu d’avoir raté le Goncourt ?
Mon boucher m’a dit «félicitation pour votre prix mais quand même on espérait plus gros !»(rires). Mais c’est vachement bien le Renaudot, ça me va très bien.

Un mot sur vos projets ?
Il y a quelque chose qui est en cours mais qui est très très embryonnaire, qui va mettre pas mal de temps à prendre forme. Ce serait très prématuré d’en parler.
 
Avez-vous vu Toutes nos envies, le film de Philippe Lioret, très lointainement inspiré de D’autres vies que la mienne
C’est très bien que le film soit loin du livre. C’est quelques chose sur quoi on s’était mis d’accord avec Philippe Lioret lorsqu’on a cédé les droits. Et quand je dis "on" ce n’est pas seulement moi, mais aussi Etienne Rigal, mon beau-frère, le personnage du livre. On a donné notre accord par estime pour Lioret, pour Welcome et aussi parce qu'il souhaitait faire quelque de chose de très loin du livre. Il ne s’agissait pas des personnages réels mais de personnages de fiction. Et c’était beaucoup plus confortable pour tout le monde car ça aurait été embarrassant que ces personnages réels soient incarnés par des acteurs. Là, c’est beaucoup plus sain.

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