Regarder la ligne

Un simple trait au crayon fend l'espace et tout devient dès lors possible et potentiellement fascinant. C'est à partir de ce principe simple et essentiel que les artistes Markus Strieder et Carolin Jörg ont réalisé leurs œuvres présentées à la Fondation Bullukian... Jean-Emmanuel Denave

Sur de petites ou de grandes feuilles, Carolin Jörg trace parfois de simples lignes parallèles, tremblotantes. Ou bien ailleurs, ce sont quelques lettres en cercles concentriques, des interjections balbutiant leurs sons spiralés, battant des rythmes primitifs... «Au commencement, il y a la division : le trait qui sépare et qui rend l'espace visible, sinon lisible. C'est la trace d'un mouvement qui ouvre une différence des lieux et qui l'inscrit avec son rythme, son allure : une ligne c'est-à-dire une incision, un écartement, un élan et une échappée», écrit Jean-Luc Nancy.

La réflexion du philosophe semble particulièrement adaptée au travail de la jeune artiste et enseignante à l'École des Beaux-Arts de Lyon. Ses lignes divisent l'espace plan et s'en échappent aussi pour aller s'enrouler dans de petites sculptures de papier entortillées, ou bien s'amoncellent en grappes de rubans noirs, pendant au plafond du centre d'art... «C'est ma première exposition en France, confie Carolin Jörg, et je voulais montrer en particulier ma relation à la ligne et au dessin, mon intérêt pour le geste et le mouvement. Mes œuvres sur papier sont des archives où j'intègre des éléments très simples tirés de ce que je vois, de ce que je lis ou entends dans la vie quotidienne. À partir de ces archives, je prends certains motifs pour les transformer en trois dimensions».

La 2D et la 3D

Les motifs et les lignes de Carolin Jörg ne cessent donc de se déterritorialiser d'un espace à un autre, d'une forme à une autre, d'un médium à un autre... En plus de ces œuvres sur le tracé et les mots-sons, l'artiste présente aussi des «dessins» réalisés avec du fil de couture, broderies de façades d'immeubles ou de chantiers de construction, où l'on retrouve son obsession pour la ligne. Elle expose encore de très belles aquarelles, rapidement réalisées, représentant des paysages (marécages, forêts...), fruits de quelques observations dans la Forêt Noire. L'artiste insiste, à propos de l'ensemble de son travail, sur «l'importance de ces moments où l'on ne contrôle plus rien et où les structures se créent par la matière elle-même». «Je ne me situe pas dans l'automatisme pur, mais au sein d'une recherche longue pour découvrir de nouvelles formes, au sein d'un cheminement de forme en forme, avec toute l'importance que peuvent avoir les notions de temps et de processus».

La 3D et les dés

Ce vacillement entre la volonté de l'artiste et celle propre aux formes et à la matière rejoint l'une des préoccupations de Markus Strieder, artiste d'origine allemande lui-aussi et d'une génération de plus que sa compatriote. «Il faut toujours rechercher le désir de la ligne, le point où elle veut entrer ou mourir», disait Matisse. La ligne de Strieder se présente sous forme de tortillons de fer forgé disposés ça et là dans la cour cossue de la Fondation Bullukian. Beauté épurée et fragile de sculptures paradoxalement très lourdes et exigeant tout un processus industriel, réalisé dans les forges de Syam dans le Jura. «J'ai observé le travail des ouvriers pendant deux semaines et un accident de fabrication s'est produit. C'est alors que j'ai compris ce que je voulais faire pour mon expositon à Lyon», précise l'artiste. «On a là un travail qui allie l'humain, l'industrie, la matière, le temps et une certaine intervention artistique de ma part. La part du hasard est aussi importante que la volonté de l'artiste et il m'est important que la ligne se dessine elle-même, que la matière se représente elle-même, qu'elles aient leurs propres présences». Sa chorégraphie de métaux sculptés par les désirs croisés de l'artiste et du hasard participe d'une certaine philosophie zen et du travail de dessinateur de Markus Strieder : «Quand on dessine longtemps, on entre dans un état étrange où l'on ne sait plus si c'est vous ou si c'est la chose qui se dessine elle-même».

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