Cannes jour 2 : La réalité et ses doubles

Reality de Matteo Garrone. Paradis : Amour d'Ulrich Seidl.

Alors que la pluie commence à s'abattre sur les festivaliers, la compétition dessine peu à peu ses enjeux. Les sentiments sont à vifs cette année, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c'est Moonrise kingdom et De rouille et d'os ; le pire, c'est Après la bataille et l'affreux Paradis : Amour d'Ulrich Seidl, qui a pris tranquillou la place du film à détester de la sélection. Comment pourrait-il en être autrement quand le cinéaste autrichien, creusant un sillon qui ne semble plus intéresser que lui, déballe d'entrée toute sa misanthropie, le temps d'une séquence insupportable où des handicapés mentaux se rentrent dedans avec des auto-tamponneuses, la caméra vissée au pare-brise pour insister sur leurs visages grimaçants. Ulrich Seidl déploie ensuite sa haine envers ses compatriotes avec quelques scènes en famille où la laideur le dispute à l'enfer du quotidien. Expédiant son actrice principale au paradis (le Kenya, pour des vacances promises au tourisme sexuel), il en remet une couche : face à des noirs qui ne pensent qu'à l'argent, annonçant frontalement la couleur ou mentant pour profiter encore plus de leurs clientes, il fustige sa naïveté, elle qui croit encore que l'amour est gratuit.

Cette vision de l'humanité, désespérante plus que désespérée, Seidl la croque avec une mise en scène tout aussi exécrable, mais qui a au moins le mérite d'être en parfaite cohérence avec son propos. Les plans lointains, composés comme des tableaux, prennent les personnages au piège d'une cage cinématographique qui a déjà scellé leur sort. Et quand Seidl la dévisse de son pied, c'est un leurre de plus : il reste le maître à bord, interdisant à ses créatures d'avoir la liberté pour contrer son discours. Cela donne une séquence reposant ni plus ni moins sur un suspense pornographique, que le cinéaste évidemment ne poussera pas au bout. Ce qui l'intéresse, c'est le malaise du spectateur, qui est, bien sûr, aussi condamnable que les personnages du film. Seul Seidl lui-même est épargné, moralisateur qui se croit moraliste, et prend soin de ne surtout pas descendre de son piédestal d'artiste.

Un dernier truc : Seidl pense sans doute que le fait de mettre dans les dialogues des tirades racistes abjectes suffit à le dédouaner de toute accusation concernant le sujet. Mais non ! Car que fait-il, lui, sinon les reprendre à son compte dans la représentation des Kenyans. Soumis ou sournois, ils tombent à leur tour sous le joug de sa haine de l’humain. Ce cinéma, qui a quinze ans de retard minium et dont la provocation est tellement inscrite dans son programme qu’elle se désagrège instantanément, est pourtant loin d’être en fin de partie : Seidl a visiblement une trilogie en tête pour compléter Paradis : amour. Argh !

Matteo Garrone avait décroché à Cannes le Grand prix pour son Gomorra l’année très politisée du jury Sean Penn. Cette récompense paraissait un peu large pour un film qui, s’il n’était pas avare en idées de cinéma, était nettement moins convaincant dans son côté didactique, puisqu’on y apprenait en définitive pas grand chose que l’on ne savait déjà sur la mafia. Reality, présenté en compétition cette année, est du coup une bonne surprise, car là où Garrone avait tout loisir de refaire un film à sujet (les illusions trompeuses de la télé-réalité), il préfère aborder l’affaire par le biais de la comédie napolitaine. On y voit Luciano, poissonnier un peu (beaucoup) magouilleur accepter, pour faire plaisir à ses enfants, de participer au casting de Grande fratello, le Big Brother italien. Mais il se prend au jeu et se persuade qu’il fera partie des candidats retenus pour l’émission. Attendant un coup de téléphone qui ne vient pas, Luciano s’enfonce dans une dépression bizarre, car sans objet, où il prône une charité désordonnée, vend sa boutique, se met à prier…

À l’exception de la famille de Luciano, spécimens de Napolitains gratinés et un peu chargés physiquement, Garrone ne cherche pas la satire ou la critique frontale des médias. On devine que derrière tout cela se cache une charge cherchant à solder les années Berlusconi (le film débute par un mariage mis en scène comme une cérémonie aristocratique, avant de basculer dans le mauvais goût et la vulgarité ; derrière le chic, le fric) ; mais l’enjeu le plus passionnant de Reality tient dans sa façon, à la fois crépusculaire et enthousiaste, d’organiser le match entre la télé et le cinéma.

Celui-ci commence par un round perdu. En visite sur les plateaux mythiques de Cinecitta, Luciano découvre que ceux-ci ont été colonisés par la télévision dans ce qu’elle a de plus commerciale. Mais le cinéaste décide de jouer un deuxième round très subtil. Là où la télé-réalité prétexte un simili-temps réel alors qu’il ne joue que sur la fragmentation du temps et de l’espace par le montage, Reality choisit de répondre par de vrais beaux plans-séquences, superbement écrits et filmés avec un grand angle parfaitement maîtrisé, laissant l’espace aux personnages (et aux comédiens) pour exister dans toutes leurs facettes. C’est sur ce versant-là, plus que sur la comédie pure, qui lorgne vers Pietro Germi mais n’en retrouve que partiellement la lettre, que le film de Matteo Garrone s’avère le plus convaincant. La séquence finale en particulier, dont on ne sait trop si elle appartient encore au rêve de Luciano ou si celui-ci a enfin ouvert les portes de la réalité, marque définitivement cette victoire du cinéma.

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