Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas. Elefante blanco de Pablo Trapero.
Cette huitième journée cannoise restera comme la première journée post-Holy Motors. Il est vrai que le film de Carax a tellement retourné les festivaliers (à quelques exceptions près, comme les rédacteurs de Positif, étrangement agressifs à son encontre) que toute la journée, en plus d'y repenser — hier, par exemple, on a complètement omis de préciser qu'on y voit à l'intérieur une séquence appelée à devenir mythique, celle dite de l'entracte — on n'imaginait plus que le film puisse repartir sans la Palme d'or. Hier soir après la projection, le festival avait l'air de commencer enfin. Mais dès ce matin, il avait surtout l'air d'être fini. Bizarre.
Ce n'est pas le pénible Sur la route qui allait dissiper cette impression. On en parle ailleurs, donc pas besoin de disserter ici sur ce monument de cinéma culturel, académique et scolaire. Mais le deuxième film de la compétition ce jour, signé Carlos Reygadas, nourrissait de sérieux espoirs de rajouter un bon film pour relever le niveau. Il ne faut pas longtemps pour comprendre que cette question (bon ou mauvais ?) ne se pose pas vraiment concernant Post Tenebras Lux ; ce qui est en jeu ici, c'est la résistance du spectateur face à une œuvre en roue libre, dont seul le cinéaste semble détenir la clé. On n'est pas contre, sur le principe, ce genre d'expériences limite, et on a un petit faible pour Reygadas, dont Batalla en el cielo reste un de nos grands souvenirs cinéphiles. Mais il faut aussi reconnaître que le gars est un zozo à côté duquel Lars Von Trier fait figure de sage tibétain et Bruno Dumont de cartésien social démocrate.
Post Tenebras Lux paume son spectateur en deux séquences, ce qui constitue une sorte de record. D'abord en filmant (brillamment, car le film est souvent splendide visuellement) une petite fille entourée de vaches, d'ânes et de chiens dans un marais cerclé de montagnes, sous un ciel zébré d'éclairs. Puis le film s'introduit dans sa maison familiale avec un invité surprise : un diable numérique tout rouge qui débarque avec une sorte de caisse à outil pour faire on ne sait trop quoi. Ce côté what the fuck se poursuit avec un certain humour lors d'une discussion entre deux types autour d'un arbre, où l'un d'entre eux explique qu'il va buter sa sœur, cette salope, tout en insultant ses propres enfants. Puis débarque dans le gloubigoulga le Reygadas marxiste, fustigeant les parvenus mexicains, recroquevillés dans leurs belles baraques pendant que les pauvres crèvent d'inculture et de misère à quelques encablures de chez eux. Enfin, c'est le Reygadas cul et provoc' qui s'offre un passage ahurissant dans un sauna échangiste français, dont l'héroïne revient, bien sûr, avec une «infection» qui l'empêche de coucher avec son mari (bon prince, il lui propose une petite sodomie pour compenser).
À ce niveau, il ne s'agit même plus de savoir où Reygadas veut en venir, mais ce qui le motive à empiler les images et les sons (toujours brutaux et stridents chez lui) en ménageant la chèvre du réalisme et le chou de la poésie filmique. Post Tenebras Lux représente donc une forme de suicide artistique total : entre son utilisation d'un objectif qui crée un flou autour des plans et son désir farouche de mettre en pièce tout ce qui relèverait de la linéarité, Carlos Reygadas semble considérer que toute personne regardant son film ne le mérite pas, et devrait de facto s'excuser d'avoir franchi les portes de la salle. Le suicide est d'ailleurs l'ultime motif de Post Tenebras Lux, le temps d'une image gore surgie de nulle part, manière radicale de représenter le remords et la mauvaise conscience. Le pire, c'est qu'à l'instar de ce film lent, abscons, hautain mais aussi fascinant, on a du mal à se la décoller de la rétine.
On reviendra d'ici à samedi sur la Quinzaine des réalisateurs, dont l'édition 2012 aura été excellente (un Podalydès amusant, un beau film bergmanien de Jaime Rosales, un charmant conte pour enfants ou la comédie noire et potache de notre chouchou Ben Wheatley, Sightseers) ; mais tout de suite, un mot sur le dernier Pablo Trapero présenté à Un certain regard, Elefante blanco. D'abord, on ne s'explique pas pourquoi Trapero, qui avait connu les honneurs de la compétition avec Leonera, a été depuis relégué dans la ligue 2 du festival, alors que son cinéma n'a jamais été aussi passionnant. Et si Elefante blanco ne renouvelle pas l'exploit de Carancho, la faute à un sujet moins original et à quelques naïvetés dans le scénario, il en est le prolongement naturel et la poursuite d'un très beau geste de mise en scène.
Ça commence comme un Herzog, avec un Jérémie Rénier en prêtre apeuré se planquant dans la jungle pour échapper à un lynchage. En parallèle, on découvre un autre prêtre officiant dans un bidonville incarné par le magnétique Ricardo Darin, qui apprend qu'il est atteint d'une tumeur incurable. Au terme d'un très beau crescendo visuel et musical, les deux se retrouvent dans ledit bidonville, l'ancien ayant choisi, sans lui dire ouvertement, l'autre comme son successeur. La question de la religion n'est absolument pas au centre du film : ce sont avant tout deux conceptions qui s'affrontent. Darin est du côté de la médiation, de la réflexion et de l'action sans coup d'éclat ; Rénier est dans le volontarisme casse-cou, franchissant les lignes au mépris du danger comme lors de ce plan extraordinaire où il s'enfonce dans le labyrinthe du bidonville pour aller porter un message au chef du trafic de drogue — coup de théâtre : celle-ci est une femme !
La matière est donc celle d'un film social, mais Trapero la suit selon une logique de film d'action, cherchant partout à créer du spectacle. Il iconise ainsi son trio de comédiens (Darin, Rénier et l'incontournable et toujours sublime Martina Gusman), s'offre de purs moments de virtuosité avec la caméra, maximise les possibilités de son décor... Cette générosité-là est la marque d'un cinéaste en train de prendre son envol, s'affirmant comme le chef de file d'un cinéma argentin arrivé à maturité et donc capable d'être à la fois intelligent et séduisant.