À perdre la raison

Pour ce film plus ouvert mais tout aussi dérangeant que ses précédents, Joachim Lafosse s'empare d'un fait-divers et le transforme en tragédie contemporaine interrogeant les relents de patriarcat et de colonialisme de nos sociétés. Fort et magistralement interprété.Christophe Chabert

Il y a, à la fin d'À perdre la raison, une séquence admirable — ce n'est pas la seule du film. Murielle sort de chez sa psychanalyste et se retrouve dans sa voiture à écouter Femmes je vous aime de Julien Clerc. Elle en fredonne approximativement les paroles, puis s'arrête et fond en larmes. En trois minutes et un seul plan, c'est comme si le film, le personnage et l'actrice (Émilie Dequenne, comme on ne l'avait jamais vue) lâchaient tout ce qu'ils retenaient jusqu'ici, dernière respiration avant le drame ou l'asphyxie. Car À perdre la raison est construit comme une toile d'araignée, un piège qui se referme sur son personnage, d'autant plus cruel que personne n'en est vraiment l'instigateur. Ce qui se joue ici, ce sont les nœuds d'une société où les choses que l'on croit réglées (le colonialisme, la domination masculine) reviennent comme des réflexes inconscients, provoquant leur lot de tragédies.

Patriarche de glace

Celle du film a pour base un fait-divers : une mère qui assassine ses quatre enfants. On ne révèle rien, puisque Lafosse en fait l'ouverture de son film. Cette honnêteté-là est aussi celle qui amène le cinéaste à ne jamais apporter de réponses tranchées aux sujets pourtant épineux qu'il effleure : les couples mixtes, la dépendance affective et financière, le poids de la culture et du patriarcat... Déjà dans Élève libre, il laissait flotter un parfum de malaise : charge contre les dérives de l'esprit libertaire ou regard mélancolique sur l'impossibilité de transmettre sans vouloir en être payé en retour ?

Avec À perdre la raison, il va plus loin tout en adoucissant sa mise en scène, plus proche des corps et des situations. Sur la corde raide, il peint des monstres plein de bonnes intentions, des rapports de servilité consentis, un mariage blanc généreux qui conduit à un ultime tour d'écrou... L'engrenage terrifiant qu'il décrit n'est souvent affaire que d'une petite phrase, d'un regard, d'un geste, comme si tout pouvait basculer à la faveur d'un infime détail. L'idée d'avoir confié à Niels Arestrup le rôle du médecin patriarche est évidemment brillante, tout comme celle de lui avoir donné comme «fils» Tahar Rahim, recréant ainsi le duo d'Un prophète. Les deux acteurs chargent leur rôle de force et de fragilité, d'inquiétude et de bonhomie, de complicité et de malveillance. C'est dans cette ambivalence, ces zones grises de l'âme humaine, que Lafosse trouve le meilleur terreau pour exprimer l'essence de son cinéma.

À perdre la raison
De Joachim Lafosse (Fr-Belg, 1h45) avec Émilie Dequenne, Tahar Rahim, Niels Arestrup...

à lire aussi

vous serez sans doute intéressé par...

Mercredi 28 août 2024 L’été touche à sa fin et avec la rentrée les événements cinéma vont se multiplier aux quatre coins de la métropole durant ces derniers mois de 2024. Avant-premières, festivals dédiés aux cinémas de patrimoine et contemporains, ainsi que courts et...
Mardi 14 février 2017 Désireux d’éveiller les consciences en période pré-électorale, Lucas Belvaux fait le coup de poing idéologique en démontant la stratégie de conquête du pouvoir d’un parti populiste d’extrême-droite. Toute ressemblance avec une situation...
Mardi 31 janvier 2017 Tahar Rahim aurait-il quelque pouvoir d’attraction sur les cinéastes étrangers ? Après Lou Ye et Asghar Farhadi, Kiyoshi Kurosawa est à son tour venu tourner à (...)
Mardi 19 janvier 2016 S’inspirant de l’affaire de l’Arche de Zoé, Joachim Lafosse confie à un Vincent Lindon vibrant un rôle d’humanitaire exalté prêt à tout pour exfiltrer des orphelins africains. L’année 2016 pourrait bien être aussi faste que la précédente pour le...
Mardi 13 janvier 2015 Fatih Akin passe à côté de son évocation du génocide arménien, transformée en mélodrame académique sans souffle ni ampleur, comme si le cinéaste avait été paralysé par l’enjeu. Christophe Chabert
Mardi 14 octobre 2014 Retour du duo gagnant d’"Intouchables", Nakache et Toledano, avec une comédie romantique sur les sans papiers où leur sens de l’équilibre révèle à quel point leur cinéma est scolaire et surtout terriblement prudent. Christophe Chabert
Mardi 29 avril 2014 Lucas Belvaux raconte l’histoire d’amour utopique et contrariée entre un prof de philo parisien et une coiffeuse d’Arras, avançant sur le fil des clichés pour renouveler adroitement son thème de prédilection, la lutte des classes, ici envisagée sous...
Mardi 22 avril 2014 De Frédéric Schoendoerffer (Fr, 1h36) avec Niels Arestrup, Gérard Lanvin, Laura Smet…
Mardi 25 février 2014 De Volker Schlöndorff (Fr-All, 1h24) avec Niels Arestrup, André Dussollier, Charlie Nelson…
Mercredi 30 octobre 2013 De Bertrand Tavernier (Fr, 1h54) avec Thierry Lhermitte, Raphaël Personnaz, Niels Arestrup…
Jeudi 5 septembre 2013 De Julien Leclercq (Fr, 1h53) avec Gilles Lellouche, Tahar Rahim, Riccardo Scamarcio…
Mercredi 10 juillet 2013 Après "Belle épine", Rebecca Zlotowski affirme son désir de greffer le romanesque à la française sur des territoires encore inexplorés, comme ici un triangle amoureux dans le milieu des travailleurs du nucléaire. Encore imparfait, mais souvent...
Samedi 18 mai 2013 Pour son premier film tourné hors d’Iran, Asghar Farhadi prouve à nouveau qu’il est un des cinéastes importants apparus durant la dernière décennie. Mais ce drame du non-dit et du malentendu souffre de la virtuosité de son auteur, un peu trop sûr de...
Vendredi 13 juillet 2012 Avec "À perdre la raison", Joachim Lafosse risque de trouver une reconnaissance publique que son film précédent, le pourtant excellent "Élève libre", ne laissait pas deviner. Il s’explique ici sur ce désir de devenir un cinéaste populaire sans pour...
Jeudi 31 mai 2012 Palmarès décevant pour festival décevant : Cannes 2012 a fermé ses portes le dimanche 27 mai, laissant une poignée de beaux films, une Palme logique et quelques figures récurrentes d’un film à l’autre. Dernier bilan. Christophe Chabert
Mardi 15 mai 2012 Cette année, le festival de Cannes s’annonce musclé : pas seulement à cause de sa compétition, face à laquelle on nourrit quelques sérieux espoirs, mais aussi grâce à ses sections parallèles, particulièrement alléchantes. Christophe Chabert
Vendredi 6 avril 2012 Il faut toute la force de persuasion de Niels Arestrup et d’André Dussollier pour faire de Diplomatie une réussite incontestable. La pièce, écrite par Cyril (...)
Vendredi 28 octobre 2011 De Lou Ye (France, 1h45) avec Tahar Rahim, Corinne Yam, Vincent Rottiers…
Jeudi 24 mars 2011 De Bruno Chiche (Fr, 1h33) avec Gérard Depardieu, Alexandra Maria Lara, Niels Arestrup…
Mardi 21 septembre 2010 De Franck Richard (Fr-Belg, 1h25) avec Émilie Dequenne, Benjamin Biolay, Yolande Moreau…
Jeudi 9 juillet 2009 Choc (et Grand Prix) du dernier festival de Cannes, le cinquième film de Jacques Audiard ose une fresque somptueuse et allégorique où un petit voyou analphabète se transforme en parrain du crime. Après ce Prophète, le cinéma français ne sera plus...

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X