Paradis retrouvé

Morceau de choix pour terminer le festival : la version restaurée et intégrale de "La Porte du Paradis", film maudit devenu film mythique, date-clé de l’Histoire du cinéma qui marque la fin d’une utopie hollywoodienne mais aussi le purgatoire d’un cinéaste immense, Michael Cimino.

Qui a vu La Porte du Paradis ? Du moins, qui a vu sa version intégrale ? Aux Etats-Unis, où la sortie du film provoqua la faillite de United Artists, le studio qui l’avait produit, presque personne. En France, sans doute un peu plus puisqu’à l’initiative de Patrick Brion, infatigable animateur du Cinéma de minuit sur France 3, le film fut finalement distribué en 1989 dans le montage de 3h45 souhaité par Michael Cimino. Les bizarreries des droits ont voulu que seul le DVD américain reprenne cette version, le DVD français exploitant celle de 2h20, qui n’est pas seulement un "raccourcissement" mais une véritable réécriture de son propos. De toute façon, qui a envie de voir La Porte du Paradis en DVD ? Car ce film monde et monstre ne prend son sens que sur un très grand écran, avec ses centaines de figurants, sa passion du détail, son ampleur décorative, son sens de l’espace.

Dernière frontière

Le fiasco du film est resté comme une blessure profonde dans l’histoire hollywoodienne. On a parlé de la mort de United Artists, mais c’est surtout la fin d’une utopie que cet échec entérine : le Nouvel Hollywood, dont Michael Cimino fut le temps d’un film (Voyage au bout de l’enfer) le héros, et dont il devint, à son corps défendant, le fossoyeur, accusé de mégalomanie dépensière et de perfectionnisme exagéré. Pourtant, l’ambition de Cimino n’a jamais été de malmener Hollywood, et La Porte du Paradis n’a rien d’un film d’auteur arrogant.

Pour Cimino, les années 70 furent ce moment où le cinéma américain pensait trouver de nouveaux territoires, plus matures, plus "européens". Il ne s’agissait pas d’enterrer le cinéma classique des studios, mais de le faire renaître en donnant une plus grande liberté aux cinéastes. La Porte du Paradis est soutenu par ce fantasme d’être à la fois John Ford, David Lean et Luchino Visconti : une page d’Histoire, un grand spectacle et une réflexion critique.

C’est sans doute le pêché d’orgueil de Cimino : se référer au genre le plus évidemment américain (le western) tout en menant une charge extrêmement violente contre le présupposé qui le fonde. Car dans La Porte du Paradis, il n’y a ni cow-boy, ni indien, mais des immigrés récents venus d’Europe de l’Est pour s’installer en Amérique, et des immigrés plus anciens, qui se voient déjà comme les propriétaires de ce nouveau monde encore en jachère. Les seconds vont donc chercher à exterminer les premiers, payant des tueurs à gage et provoquant une guerre dont l’enjeu est bien celle de la fondation d’un territoire et de sa frontière.

La fin d’un monde

Comme pour Voyage au bout de l’enfer, Cimino choisit de raconter cet épisode réel en se concentrant sur des personnages éminemment romanesques, et en allant les chercher à l’aube des événements, à l’université d’Oxford à la fin du XIXe siècle. Majesté de ce prologue qui débute par le discours tout en ironie de Billy Irvine (John Hurt) célébrant sa promotion comme celle de futurs maîtres du monde, puis qui enchaîne sur une valse étourdissante et s’achève dans une bagarre chaotique à laquelle prend part le discret James Averill (Kris Kristoffersson).

Quelques années plus tard, Averill est devenu shérif de Johnson county, ville frontière d’une Amérique encore en construction. Cimino filme alors son personnage dans la cabine d’un train, sortant d’un sommeil alcoolisé, alors que sur le toit des centaines d’immigrants s’entassent. Plus tard, il fera apparaître le plus ambivalent des protagonistes, Nate Champion (Christopher Walken), dans une séquence tout aussi magistralement mise en scène : une famille d’immigrés suspend son linge et Champion les abat derrière un drap blanc, révélant son visage à travers la déchirure. Des morceaux de bravoure de ce genre, La Porte du Paradis en compte à foison : la grande scène du bal sur patin, la bataille finale et cet épilogue mélancolique qui fut supprimé de la version sortie en salles, modifiant la lecture générale du film. Car La Porte du Paradis est, dans son montage original, une œuvre sans héros, où tous les enjeux (politiques ou amoureux, avec son intrigue très Jules et Jim entre Averill, Champion et la prostituée française incarnée par Isabelle Huppert) finissent enfouis sous une couche d’amertume et de regrets.

Dans cette version, Cimino semble d’ailleurs avoir le pressentiment de son propre destin : comme si son ambition devait s’échouer sur une époque prête à se livrer à tous les cynismes, conduisant au renoncement et au compromis. Le temps est prêt à le venger : voir La Porte du Paradis tel qu’il aurait toujours dû être vu, sur un écran immense et dans une copie parfaite, c’est éprouver quatre heures durant l’éblouissement d’un éden perdu du cinéma américain.

La Porte du Paradis
À la Halle Tony Garnier, dimanche 21 octobre à 14h45

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Mercredi 9 septembre 2020 Impossible de la manquer cette semaine à Lyon : sa silhouette est aux frontons de tous les cinémas et vous la croiserez peut-être au gré des rues puisqu’elle vient de débuter le tournage du nouveau film de Laurent Larrivière avec Swann Arlaud. Elle,...
Mardi 6 mars 2018 Dans Tiens ferme ta couronne, dernier Prix Médicis, Yannick Haenel lance son héros à la poursuite d'une obsession qui le projettera dans mille aventures : celle de faire réaliser un film sur Herman Melville au cinéaste américain Michael Cimino. Tout...
Mardi 24 mai 2016 Curieuse, cette propension des cinéastes étrangers à venir filmer des histoires pleines de névroses en France. Et à faire d’Isabelle Huppert l’interprète de cauchemars hantés par une sexualité aussi déviante que violente. Dommage que parfois, ça...
Mardi 5 avril 2016 de Mia Hansen-Løve (Fr, 1h40) avec Isabelle Huppert, André Marcon, Roman Kolinka…
Mardi 21 juillet 2015 Dans un été riche en belles et grandes reprises, le retour sur grand écran dans une version restaurée et supervisée par son auteur de "Sorcerer" va permettre de découvrir enfin ce film maudit et génial de William Friedkin.
Mardi 16 juin 2015 De Guillaume Nicloux (Fr, 1h32) avec Gérard Depardieu, Isabelle Huppert…
Mardi 6 janvier 2015 On vous parle un peu partout ailleurs dans ce numéro des rencontres Sport, cinéma et littérature organisées par l’Institut Lumière. Qui, suractif en plus de (...)
Mardi 2 septembre 2014 La rentrée cinéma, c’est aussi celle du cinéma de patrimoine. Et il y en a partout : à l’Institut Lumière, chez UGC, dans les salles du GRAC… Du rare, du classique, des incontournables : que du bon ! Christophe Chabert
Mardi 3 juin 2014 Après dix ans à se chercher des anti-héros dans les marges de la société, le cinéma américain entamait les années 80 en poussant un cran plus (trop ?) loin les (...)
Mardi 8 avril 2014 Événement théâtral absolu, du moins si l'on se base sur l'affluence du public (que ce soit ici à Lyon ou à Paris, où la pièce fut créée et jouée deux mois), le (...)
Mardi 11 février 2014 Avec ce film autobiographique évoquant l’AVC qui l’a laissée partiellement paralysée et sa rencontre avec l’escroc Christophe Rocancourt, Catherine Breillat se livre à un portrait en bourgeoise aveuglée et humiliée, qui manque de saillant...
Jeudi 2 janvier 2014 Ce mois-ci, la Ciné Collection propose dans les salles indépendantes de l’agglomération rien moins qu’un des plus beaux films du monde, mais aussi un des (...)
Mardi 31 décembre 2013 Et si l’année 2013 était une année historique pour le cinéma ? Par la quantité de grands films vus, la santé de ses auteurs et la richesse des propositions, on a tendance à le croire… Tout en sachant que les meilleurs crus sont aussi souvent des...
Mercredi 4 septembre 2013 De Serge Bozon (Fr, 1h46) avec Isabelle Huppert, François Damiens, Sandrine Kiberlain…
Vendredi 23 août 2013 Le cinéma de patrimoine, par-delà le festival Lumière, va-t-il devenir le prochain enjeu de l’exploitation lyonnaise ? En attendant d’aller voir de plus près ce qui se passe en la matière, revue des classiques à l’affiche dans les mois à venir et...

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X