Epopée collective

Cinquante personnes sur scène pour raconter les mois de mai, juin et juillet 68 vus sous le prisme du théâtre. C’est la grande épopée à laquelle nous convie Christian Schiaretti sur un des lieux même où s’est déroulée l’action de ces mois agités et fondateurs, le TNP. Reportage dans les coulisses de cette fresque comme on n’en fait plus. Nadja Pobel

«Si on manque de spectateurs, on pourra assurer de remplir une demi-salle avec vous !» dit en plaisantant le metteur en scène Christian Schiaretti à ses nombreux comédiens et figurants qui occupent les premiers rangs du théâtre en cette après-midi de répétitions, à J-9 de la première représentation. Et d’annoncer ensuite que la comédienne Isabelle Sadoyan (fondatrice du théâtre de la Comédie devenu le Théâtre de la Cité de Villeurbanne, ayant fait ses premiers pas avec Roger Planchon au théâtre des Marronniers et jouant encore sur la scène du TNP notamment cette magnifique Conversations avec ma mère dans la salle qui porte le nom de son défunt conjoint, Jean Bouise) se verra remettre les insignes de chevalier de la légion d’honneur des mains d’Aurélie Filippetti le 8 novembre.

Il en va ainsi du théâtre au TNP : jamais le passé ne s’efface. Il donne sans cesse un sens à ce qui s’y trame. Mai, juin, juillet est un spectacle de transmission, résultat d’une commande passée par Christian Schiaretti à l’écrivain-philosophe Denis Guénoun. Le texte va bien au-delà d’une restitution des faits ; Guénoun a imaginé des lettres fictives entre Jean-Louis Barrault et Jean Vilar, a insufflé de la poésie, du lyrisme et des allégories pour complexifier un récit qui prend son sens au plateau, lors des répétitions dans un décor simple et graphique.

De la réalité brute…

En mai 1968, les étudiants envahissent le théâtre de l’Odéon, alors dirigé par Jean-Louis Barrault depuis neuf ans. Défendant son bastion, l’homme de scène est taxé de gaulliste. S’ensuivent une prise de conscience des directeurs des théâtres publics réunis en «conclave» loin de l’agitation parisienne, à Villeurbanne, au TNP. La déclaration qui en découlera exige, à l’impulsion de Roger Planchon, que les théâtres soient dirigés par des créateurs et pose la question du «non-public» selon les termes de Francis Jeanson.

Comment sensibiliser à l’art un public qui ne se sent pas concerné ? Comment politiser chaque individu via l’art ? Puis en juillet à Avignon, Jean Vilar, fondateur du festival en 1947, est mal compris par des révolutionnaires parisiens venus poursuivre le combat en province. Ils réclament la suspension des représentations à l’instar de l’artiste invité, «l’Américain» Julian Beck et son Living Theater. Le communiste Vilar sortira meurtri de ses insultes dont le fameux «Vilar, Béjart [qui joue dans la cour d’honneur, NdlR], Salazar». Il décèdera trois années plus tard.

Au plateau se croisent donc tous ces personnages, des étudiants mais aussi De Gaulle, Malraux (dont le phrasé s’allonge autant que dans la réalité !) et même l’auteur de la pièce et des personnifications de la poésie et la révolution. Loin d’en être à son coup d’essai, Christian Schiaretti mène avec entrain cette nouvelle épopée de 3h30 après Coriolan ou l’inoubliable saga de Michel Vinaver Par-dessus bord.

… au lyrisme shakespearien

Que reste-t-il aujourd’hui de ces trois mois fondateurs ? La dernière recrue de la troupe permanente du TNP, Maxime Mansion, comme le sociétaire de la Comédie Française, Eric Ruf (Jean Vilar à la scène) admettent volontiers qu’ils n’en connaissaient pas tous les détails.

Maxime Mansion dit ici faire ses premières armes de professionnel sur un héritage, en immersion, dans une énergie collective extrêmement porteuse. Le poids de l’histoire est plus galvanisant qu’effrayant. Eric Ruf ne dit pas autre chose quand il affirme aborder ce texte de la même manière qu'un grand classique. Jouer Vilar n’est pas différent de jouer Richard II. «C’est du théâtre. Il faut incarner le sens, dans les deux cas c’est une réalité historique teintée de lyrisme et d’épique. Là aussi il y a des rois bafoués comme chez Shakespeare. Voir des jeunes destituer des plus anciens, c’est l’histoire du monde». Ce qui compte à ses yeux est qu’il ne s’agit pas d’un documentaire mais d’un récit qui remet la poésie au centre du spectacle. Les mots n’ont plus la même force aujourd’hui.

Maxime Mansion doute qu’on s’attaquerait à un théâtre (comme temple du langage) pour acter une révolution. «Les gens envahiraient plutôt la bourse comme le font d’ailleurs les Indignés» remarque Eric Ruf, «le langage n’est plus le même». Pendant les répétitions, Jean-Louis Barrault (Marcel Bozonnet) fait quelques apparitions dans la salle, deux-trois étirements et garde un œil sur Vilar. Un autre fantôme, Roger Planchon (interprété par Olivier Borle) doit arpenter les coulisses de "son" théâtre, celui qui porte désormais son nom. Plus qu’un hommage, un acte de reconnaissance.

Mai, juin, juillet
Au TNP du 24 au 31 octobre

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