article publi-rédactionnels
Notre oncle Charlie
Par Jerôme Dittmar
Publié Jeudi 29 novembre 2012 - 2722 lectures
Star mondiale, figure légendaire, icône cheap, Chaplin est-il inépuisable, ou bien définitivement épuisé ? Et si, ayant côtoyé plusieurs fois la mort, son œuvre était faite pour ressusciter ? Éléments de réponse à l'occasion de la rétrospective que lui consacre l'Institut Lumière. Jérôme Dittmar
Le cinéma a forgé sa mythologie la plus criarde autour de quelques stars brillant par-delà les films où on les admire, comme si tout ce qui comptait c'était d'abord le plus concret, un visage et un corps. La politique des acteurs serait-elle finalement plus démocratique que celle des auteurs ? Figure monstre de l'histoire du cinéma, Chaplin a quelque chose de définitif et supplémentaire dépassant l'aura d'une Marilyn ou d'un Bruce Lee qui, eux aussi, finiront en poster Ikea. Mythe complet avec son personnage emblématique et des films d'une mise en scène éblouissante, Chaplin est devenu une incarnation du cinéma, de ses prémisses à son âge d'or et ses déclins successifs. Il fut la quintessence de l'art du XXème siècle, l'épousant dans sa trajectoire jusqu'à se faire absorber par lui et en illustrer aussi la mort, cette mort du cinéma qu'on annonce sans cesse pour mieux le voir revivre.
Working Hero
Pour briller si haut, Chaplin fut comme John Ford ou Griffith, un pionnier. Il a été là au début, à une époque où sous contrat avec des studios désormais disparus, l'on pouvait enchaîner les petits films à un rythme fou. Quand l'immigré anglais passe, très vite, à la réalisation, il multiplie les tournages et réalise en quelques années (1914-1918) des dizaines de double bobines lui permettant de se faire la main et rapidement perfectionner sa mise en scène comme son personnage. Qui, aujourd'hui, peut travailler dans de telles conditions et explorer un si vaste champ d'expérimentation ? La grandeur du classicisme est le fruit d'un travail dont Chaplin fut l'un des maîtres besogneux. Quelques unes de ses oeuvres de jeunesse comme Charlot au music-hall ou Charlot vagabond imposent progressivement son génie du burlesque, de la pantomime, de la chorégraphie et de la satire sociale. Le travail sur le rythme, l'espace, le comique, l'observation, se peaufinent alors à une vitesse ahurissante. Cette période culmine avec l'aboutissement des premiers longs métrages qu'on ne présente plus : Le Kid, La Ruée vers l'or, Les Lumières de la ville. Trois œuvres d'anthologie où l'auteur jouit d'une liberté incroyable pour toucher plus profondément au mélodrame et à une certaine quintessence du muet.
Crépuscule des idoles
Les réticences de Chaplin pour le parlant sont célèbres, et serviront de matière humoristique aux Temps modernes, avec sa bande-son faite de borborygmes. Mais cette crainte de quitter le muet est symptomatique d'un travail touché par le déclin et la mort. Vers 1936 une page se tourne. On situe la fin de l'âge d'or hollywoodien aux années 50, c'est oublier que les années 30 sont une période de changement aussi symbolique (La Chevauchée fantastique est déjà un western nostalgique). Si le sonore n'empêche pas Chaplin de culminer avec son chef d'œuvre sur la mécanisation de la vie, après Le Dictateur une nouvelle rupture a lieu, et l'auteur rentre dans une ère où les films deviennent plus sporadiques et difficiles. Chaplin a mieux résisté à son temps que Buster Keaton ou Harold Lloyd, génies du burlesque plus abstraits et qui, sans l'humanisme universel de Charlot, sont souvent passés au second plan. Pourtant les dernières productions de Chaplin (Monsieur Verdoux, Les Feux de la rampe, Un roi à New-York) sont aussi marquées par la rupture. Après le parlant, Chaplin assiste à un second déclin d'Hollywood, qu'il finira par fuir pour l'Europe. Ses films regardent alors en arrière et sont plus introspectifs, sans perdre leur regard sur le monde, mais un monde que l'auteur préfère quitter, jusqu'à finir par se réfugier en Suisse. Ce destin de retraité helvétique, au pays de la neutralité, n'aurait-il pas fini par déteindre sur une filmographie qu'on croirait désormais muséifiée ?
Dead Can Dance
Car que reste-t-il aujourd'hui de Chaplin sinon un déguisement d'une ringardise absolue ? Même son humanisme est à ce point avalé par tous, qu'il est devenu inoffensif. Pour sortir de cette stérilisation chaplinesque et de la prosternation académique, il faut d'abord rappeler que l'œuvre n'est pas dénuée de cynisme ni de noirceur - il en fallait pour anticiper la réalité du Didacteur. Ensuite, si comme Keaton il semble avoir peu d'héritiers, Chaplin a malgré tout profondément influencé le travail de l'acteur à l'écran, notamment celui du film d'action - Jacky Chan, entre autres, n'a cessé de le citer. Cette place, parfois oubliée, rappelle que le génie figuratif de Chaplin, ce rapport d'un corps à l'espace, pas seulement sa maîtrise mais sa mutation complète, reste une chose inestimable et à relire. Il est peut-être temps d'en finir avec le culte de Charlot pour jouer avec le cadavre de Chaplin, seule façon de le maintenir en vie.
Rétrospective Charlie Chaplin
à l'Institut Lumière, jusqu'au dimanche 6 janvier
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